Amalec

Genèse de l’antisémitisme médiéval: un anéantissement programmé

C’est par un petit parcours au travers de l’histoire juive que nous allons essayer de comprendre pourquoi les Juifs furent les victimes des massacres que l’on sait au Moyen Age durant la Grande Peste de 1348.

Quels mécanismes sous-jacents et quelle charge historique expliquent cette forme d’antisémitisme médiéval. Nous essayerons de comprendre comment ces massacres ont pu se produire, comment se caractérise l’antisémitisme médiéval et ceci dans le but de nous donner certains éclairages à la question qui est celle du titre de ce document: un anéantissement programmé?

On s’en doute à l’énoncé de la question, une réponse tranchée ne semble pas possible a priori, on est même en droit de se demander si elle peut l’être a posteriori. Le fait est que nous n’allons pas répondre directement à cette question, mais seulement donner des éléments de réponses qui serviront à formuler une hypothèse conclusive prudente.

 

Nous commencerons par un bref voyage dans l’antiquité afin de mieux comprendre la genèse de cette aversion envers le peuple juif.

Les Juifs dans l’Antiquité

Les toutes premières manifestations d’antisémitisme (mais peut-être que le terme est trop fort ici puisque les historiens ne sont pas d’accord en ce qui concerne l’existence d’un éventuel antisémitisme antique ; les deux conceptions antagonistes sont les suivantes :

D’une part on trouve les défenseurs de l’idée d’un « antisémitisme éternel » qui apparaît avec la naissance même du judaïsme (Mommsen) et d’autre part une position selon laquelle on ne peut pas vraiment parler d’antisémitisme avant la diffusion du christianisme (Poliakov, Isaac)…) donc si l’on veut tout de même trouver des manifestations antijuives antiques, les premières connues dateraient du VIe siècle avant J.-C déjà.

C’est en effet à cette date que les Babyloniens vont détruire le premier Temple à Jérusalem, obligeant les Juifs à s’exiler. Cette dispersion du peuple juif, du à cet exil, va largement contribuer à faire du juif un homme apatride, déjà une sorte de marginal et de toute façon quelqu’un qui appartient à une minorité.

On sait qu’une forme d’antisémitisme existe aussi dans l’Empire perse au Ve siècle avant J.C. A Eléphantine, en Egypte, on parle de synagogue rasée et de massacres de Juifs.

Au IIIe siècle déjà un prêtre égyptien, un certain Manethon, affirme que les juifs ne sont qu’une race de lépreux, il diffuse également d’autres accusations, qui seront reprises tout au long de l’antiquité, parmi elles : la stérilité, l’athéisme (puisque les Juifs rejettent le culte des dieux païens), la misanthropie (parce que les Juifs ne se mélangent pas au reste de la population).

A ces propos s’ajoutent encore les pratiques considérées comme barbare de la circoncision ou encore la paresse, puisque les Juifs s’abandonnent à l’oisiveté tous les samedis. Notons que la plupart de ces accusations seront reprise par Alexandrin Apion qui s’est plu à récolter le maximum des rumeurs à l’encontre des Juifs (voir le Contre Apion de Flavius Josèphe (auteur juif du Ier siècle) qui répond à ces accusations).

Un autre exemple, à Alexandrie, en l’an 38 de notre ère, les Juifs représentaient environ 40 % de la population (ce qui les met en compétition avec les Egyptiens hellénisés), ils se voient reprochés le fait de bénéficier d’un régime favorable.

Sous Caligula, cette amertume, ce sentiment antijuif débouche sur un véritable pogrom (avec d’ailleurs l’appui du préfet d’Egypte qui sera destitué par l’empereur qui recevra les doléances d’une délégation juive.

Trois ans plus tard (41) Claude écrit une Lettre aux Alexandrins leur recommandant une tolérance mutuelle et les instigateurs des troubles furent mis à mort). Notons cependant que ladite lettre de l’empereur fait une distinction entre Juifs et Egyptiens en ce qui concerne les menaces de châtiment.

Une des grandes accusations contre les Juifs est celle de double allégeance, puisque outre l’empereur romain, ils reconnaissaient aussi le roi des juifs.

C’est un reproche qui sera repris par tous les antisémites qui voient chez les juifs un agent double potentiel.

On en veut aux Juifs de ne pas honorer les dieux, de ne pas offrir de sacrifices et d’éviter les mariages mixtes.

Il faut bien comprendre que ce genre de propos n’est pas que le fait du petit peuple, des auteurs comme Sénèque, Juvénal, Quintilien, les véhiculent également.

D’ailleurs Tacite dit «Tout ce qui est sacré pour nous est profane pour les Juifs, et tout ce qui leur est permis nous est impur». Voilà qui traduit bien une aversion envers les Juifs, reste qu’il faut bien distinguer cet antisémitisme « païen » de l’antisémitisme qui aura cours au Moyen Age, puis celui qui se développera à partir du 19e siècle et qui fait directement appel à la notion de race.

L’antisémitisme païen est essentiellement culturel (donc pas raciste et moins théologique qu’il ne le sera au Moyen Age) et surtout cet antisémitisme païen n’a pas aboutit à une discrimination politique, ou sur des humiliations populaires constante et impunie comme cela deviendra le cas dès le Moyen Age. Inutile de multiplier ici les exemples d’exactions dans l’antiquité à l’encontre des juifs justement parce que la comparaison entre antisémitisme antique et antisémitisme médiéval pose problème.

Les Juifs du V au XVe siècles

Au début du Moyen Age, en Europe occidentale, on ne décèle aucun signe particulier d’animosité envers les Juifs. On peut même dire que des liens quasi « fraternels » se sont tissés entre chrétiens et juifs.

Mais les Conciles de l’Eglise vont tout faire pour atténuer ces contacts. Il y a une véritable propagande ecclésiastique qui va porter ses fruits dès le XIe siècle : on tire prétexte de persécutions de chrétiens en Orient pour en faire de même à l’encontre des Juifs (Orléans, Limoges, Mayence…).

Nous verrons que l’élément crucial reste certainement les Croisades. Passons directement aux griefs retenus contre les Juifs au Moyen Age pour mieux comprendre comment évolue la situation des Juifs.


Naissance et développement de l’aversion envers les Juifs

Les Juifs : peuple «déicide »?

Cette idée selon laquelle les Juifs ont été les assassins de Jésus va justifier pour des siècles les persécutions à l’encontre des juifs.

Cette accusation est « institutionnalisée » d’abord entre le II et le Ve siècle chez les Pères de l’Eglise. La démarche est d’abord celle de discriminer le judaïsme qui, après tout, est un concurrent fâcheux pour une église qui se veut universelle.

C’est au IVe siècle que Jean Chrysostome parle des Juifs comme étant «hostiles à Dieu» et c’est lui qui va développer ce concept de «déicide». Il n’emploie pas encore le terme précis, c’est Pierre Chrysologue au Ve siècle qui le fera le premier.

L’idée que les Juifs sont non seulement responsables de la mort de Jésus, mais qu’en plus celui-ci a également été trahi par Judas pour de l’argent va nourrir l’aversion à l’égard du Juif.

Notons qu’au XVIe siècle, le Concile de Trente a tenté de remédier à ces affirmations. Les Juifs sont disculpés de l’accusation de déicide, mais ce texte ne va avoir que très peu d’effet.

La responsabilité collective des Juifs dans la mort de Jésus a été démentie en 1965 seulement, avec la déclaration du Vatican «nostra Aetate»

Les Pères de l’Eglise : un antijudaïsme chrétien.

Dès le IIe et IIIe siècles après la naissance de Jésus, les Pères de l’Eglise vont chercher à attirer les païens et les classes dirigeantes vers le christianisme, mais l’influence des Juifs sur les païens à cette époque était encore forte (les conversions en faveur du judaïsme n’étaient pas rares, rappelons que près de 10% de la population de l’Empire était juive).

L’intérêt de ce « christianisme conquérant » était évidemment de renforcer les aspects négatifs des Juifs.

Les polémiques qui opposent Chrétiens et Juifs vont s’amplifier entre le IIe et le IVe siècle, notamment au sujet des Ecritures et de leur interprétation. L’un des principaux problèmes étant bien entendu le fait que les Juifs ne reconnaissent pas Jésus comme le Messie.

Les Pères de l’Eglise se trouvaient face à un dilemme qui les chagrinait particulièrement: à savoir que d’un côté, ils avaient incorporé l’Ancien Testament – autrement dit la Bible hébraïque – au christianisme. De l’autre, ces mêmes textes indiquaient clairement que les Juifs étaient le peuple choisi de Dieu, une idée inconcevable pour l’Eglise, puisque les Juifs ne reconnaissaient pas Jésus.

Ils ont surmonté l’obstacle en déclarant que puisque les Juifs avaient rejeté Jésus, ils avaient perdu la prérogative de «peuple élu» au profit des Chrétiens devenus le «vrai Israël» (verus Israel).

Encore à titre d’exemple, au IVe siècle, Saint Augustin écrit qu’il ne faut pas tuer les Juifs, mais les condamner à la dispersion et à l’humiliation, en signe de victoire de l’Eglise sur la Synagogue. C’est une sorte de condamnation à la servitude éternelle qui sera maintenue pendant des siècles.

C’est là un point éclairant en ce qui pourrait concerner un certain anéantissement : celui-ci n’est absolument pas prôné par les Pères de l’Eglise ni même souhaité : le Juif est vu comme le mal nécessaire, l’erreur au service de la Vérité.

C’est ce qui ressort des écrits d’Augustin : les juifs doivent subsister, mais de manière diminuée.

Les accusations des Pères de l’Eglise font passer les griefs à l’encontre des juifs de rumeurs et d’opinion populaire en fait historique se basant sur l’interprétation des textes : Sommairement, cette interprétation fait ressortir l’idée théologique d’une faute et donc d’une nécessaire expiation.

A la même époque, le patriarche de Constantinople Jean Chrysostome prononce des sermons très virulents contre les Juifs, et prêche aux Chrétiens que c’est un péché de traiter les Juifs avec respect. Il appelle la synagogue la maison de Satan dédiée à l’idolâtrie et le repaire des meurtriers de Dieu.

La plupart des Conciles réunis par l’Eglise vont débattre des relations entre Chrétiens et Juifs. D’ailleurs jusqu’à la fin du Moyen Age, la législation contre les Juifs sera de plus en plus sévère: à titre d’exemples : mariages mixtes prohibés (Concile d’Elvire 306), interdiction pour les Chrétiens d’avoir des relations sociales avec les Juifs, impossibilité pour un Juif d’avoir un employé chrétien, etc.

Les Juifs deviennent de véritables parias lorsque leur est imposé un signe distinctif sur leur vêtement, des impôts de plus en plus lourds…et d’autres discriminations : meurtre rituel, profanation d’hostie…

La haine des Juifs est alimentée par les écrits des Pères de l’Eglise, par les bulles papales et les édits royaux qui eux-mêmes vont dicter les sermons des prêtres.

L’apogée de cet antijudaïsme chrétien se sont d’une part les Croisades et d’autre part l’Inquisition.

Un détonateur : Les Croisades

Les Croisades vont jouer un rôle primordial dans la propagation de l’image de juifs néfastes à la chrétienté.

Dans la fougue qui les habite à châtier les infidèles musulmans, les cohortes de croisés s’en prennent aux Juifs qui résident en pays chrétien.

Le raisonnement est fort simple : pourquoi aller combattre des musulmans alors que l’on a sous la main d’autres infidèles? En Allemagne et en France, on assiste à des massacres systématiques dans des villes et des villages, à Mayence (700 morts) et à Worms (25 mai 1096 : 800 morts malgré la protection de l’évêque).

Les appels au calme des évêques n’y font rien : partout où les Juifs refusent la conversion, ils sont assassinés. Il faut bien se rendre compte de l’ampleur de ces massacres, il ne s’agit pas que de faits anecdotiques, en six mois, il y aura plus de 10’000 victimes en Allemagne et dans le nord de la France (plusieurs milliers de victimes à Prague d’après la Chronique de Salomon Bar Siméon). C’est le véritable début de la détérioration progressive des rapports entre Juifs et Chrétiens.

Il va cependant y avoir un certain retour au calme : les Juifs vont bénéficier de la protection des empereurs éviter ainsi les persécutions en Europe, mais c’est en quelque sorte le calme avant la tempête : en 1146, Bernard de Clairvaux prêche la deuxième croisade : et à nouveau, les mouvements populaires s’accompagnent d’excès contre les Juifs. C’est d’ailleurs à cette époque que surgit en Allemagne et en Angleterre l’accusation de la profanation d’hosties et qu’est réactualisé le mythe du meurtre rituel.

Lors de la troisième croisade, on s’en doute, les massacres reprennent. En 1188, un grand mouvement de foi se traduit à nouveau par la haine contre les Juifs : des massacres ont lieu à Londres, York, Norwich et plusieurs autres villes d’Angleterre.

Vingt ans plus tard, c’est au tour du midi de la France de se déchaîner contre sa population juive. On peut aussi noter que la Croisade des Pastoureaux fit disparaître plus de 120 communautés juives dans le sud-ouest de la France.

C’est justement à partir de cette violente hostilité aux Juifs à l’époque des Croisades que vont se développer les clichés antisémites les plus virulents et qui resteront enracinés dans la mémoire collective jusqu’à aujourd’hui.

Le Juif cupide et usurier, la nécessité de distinguer les Juifs par un signe vestimentaire, le Juif comploteur…

La profanation de l’hostie

Au XIIIe siècle, le rituel de l’Eucharistie prend une dimension très importante (le Concile de Latran en 1215 donne la définition de la transsubstantiation : l’hostie représente le corps de Jésus, et le vin son sang) et la fête du Corps du Christ est officialisée par l’Eglise (1264).

On accuse parallèlement les Juifs de mutiler et de profaner des hosties. Notons encore que cette torture du corps du Christ à travers l’hostie est vue comme une répétition des cruautés des Juifs infligées aux Chrétiens, et en particulier du déicide.

Les Juifs sont considérés comme doublement sacrilèges et sont victimes de massacres sanglants en 1298 à Röttingen (Bavière).

Le meurtre rituel

C’est principalement à l’époque de Pâques que l’on a régulièrement accusé les Juifs de tuer des enfants chrétiens, dont le sang devait prétendument servir à la fabrication des pains azymes (galettes nécessaires au rituel de la Pâque juive).

Cette idée de meurtre rituel juif est fort ancienne puisqu’en Egypte ancienne, l’écrivain Damocrite affirmait que tous les sept ans, les Juifs devaient capturer un étranger, l’amener dans leur Temple et l’immoler en le coupant en morceaux.

L’époque hellénique n’a pas renoncé à ce type de propos puisque Appion d’Alexandrie affirme que les Juifs faisaient engraisser un Grec qui était ensuite immolé et tout simplement mangé.

C’est bien avec les Croisades que ce mythe a resurgi, il est intéressant de voir que le meurtre rituel jalonne toute l’histoire des persécutions juives, et ceci quels que soient le lieu et l’époque (même au XXe siècle en Pologne ou en Arabie Saoudite).

Ni la bulle de Frédéric II (1236), ni celle d’Innocent III (1247) ne suffiront pour faire cesser la rumeur.

Les massacres de Juifs accusés de meurtre rituel vont se multiplier dans toute l’Europe.

En général, les endroits où sont découverts des enfants chrétiens morts deviennent des lieux de pèlerinages, on y construit des chapelles commémoratives et les victimes sont canonisées. Dernier exemple, celui de Berne où à la suite de la disparition d’un garçonnet, tous les juifs de la ville sont expulsés.

Plus tard une fontaine, appelée «Kinderfresserbrunnen» (la fontaine du mangeur d’enfants) est élevée sur la place de la Grenette. Elle représente un ogre avec un bonnet pointu (un juif). L’ogre glisse dans un sac une partie des enfants qu’il a enlevés pendant qu’il dévore une autre de ses innocentes victimes. Notons que la fontaine est régulièrement repeinte et restaurée et que vous pouvez encore la visiter aujourd’hui…

En 1401, des Juifs sont brûlés à Diessenhofen, Schaffhouse et Winterthour sous l’accusation de meurtre rituel. A Zurich, pour les mettre à l’abri de la colère populaire, le Conseil les laisse en prison jusqu’à ce que la fureur se soit apaisée. Ces deux aspects (meurtre rituel et profanation d’hostie) correspondent bien à l’idée de cette conspiration ourdie contre le Christ et les Chrétiens.

La rouelle et la marginalisation

L’instauration d’un signe vestimentaire particulier aux juifs se fait d’abord en terre d’Islam.

L’idée sera ensuite reprise en Europe.

En 1215, le IVe Concile de Latran statue sur la subordination des Juifs aux Chrétiens, les juifs auront l’interdiction d’occuper des fonctions d’autorité, d’avoir des relations professionnelles et sociales enfin toutes les contraintes que l’on sait et notamment celle de porter un signe vestimentaire distinctif.

Dans les pays germaniques c’est un chapeau conique, dans les pays latins, c’est plutôt une pièce ronde de tissu jaune cousue sur leur vêtement.

Pourquoi cette couleur jaune ? Parce que c’est à l’époque une couleur absolument méprisable, car elle symbolise les pièces d’or que Judas a accepté après avoir trahi Jésus.

Notons encore que de 1215 à 1370, pas moins de 21 ordres écrits renouvellent la stricte application du décret de Latran, sous peine d’amende ou de châtiments corporels divers et variés.

Marquer ainsi le Juif va contribuer à faire de lui un être à part, le Juif est vu comme différent des autres et même, à l’extrême, comme n’appartenant pas vraiment à l’espèce humaine, ce qui, on s’en doute, va faciliter les persécutions.

Mais il ne faut pas croire que les mesures du IVe Concile de Latran s’arrêtent là, puisque l’Eglise en profite pour interdire aux Juifs d’entrer dans une église ou de marcher dans la rue les jours de fêtes chrétiennes, il y aussi les interdictions de travailler le dimanche, l’obligation de construire des synagogues basses et sans décoration…

L’idée d’identifier le Juif par un signe extérieur a été reprise par Hitler qui, dès le 1er septembre 1941, impose le port de l’étoile jaune à tous les Juifs des pays occupés par les nazis.

Les Juifs, dès l’âge de 6 ans, ont l’obligation de coudre sur leurs vêtements une étoile jaune où est inscrit le mot «juif» , sur le côté gauche de la poitrine.

L’argent et les juifs

C’est l’un des clichés antisémites les plus tenaces.

Le Juif comme insatiable personnage cupide a fait recette… Les Juifs sont expulsés d’Angleterre et de France au XIVe siècle (respectivement en 1290 et 1306, de Suisse en 1384), ils n’ont d’autres choix que de se replier dans des cités ou des provinces où ils bénéficient d’une sécurité toute relative.

Dans la longue liste des interdictions que l’on imposait aux Juifs, les professions liées à la terre (qu’ils n’ont d’ailleurs pas le droit de posséder) leur sont interdites, de même que les fonctions politiques et la plupart des professions libérales. En gros, reste le commerce et la finance.

On sait que l’Eglise réprouve la pratique de l’usure pour les chrétiens (en effet selon les conceptions du temps le salut éternel était mis en danger par de telles pratiques, mais comme l’âme des Juifs est perdue d’avance de toute manière pourquoi ne pas leur permettre d’exercer ce métier si nécessaire). En ce qui concerne les rabbins, ils y sont également opposés ! Mais ils sont bien forcés d’admettre que leurs fidèles exercent le prêt à intérêt.

C’est bien là la naissance du cliché antisémite du Juif cupide. Il faut savoir que dans le langage d’alors, le verbe judaïser signifie aussi bien « être hérétique » que « prêter à usure ».

On a eu l’occasion de voir que plusieurs princes utilisent les services des Juifs, en échange de leur protection ou de divers privilèges, mais reste que la situation des Juifs est précaire et surtout suspendu aux exigences et à l’humeur des princes qui ne vont pas se gêner de les expulser, de leur confisquer leurs biens ou en faire les boucs émissaires du mécontentement populaire.

A Zurich, en 1309, un décret ordonne aux Juifs de prêter de l’argent aux bourgeois de la ville moyennant caution; s’ils s’y refusent, ils encourent des sanctions. Le taux d’intérêt était fixé par le Conseil. Et ce genre de cas n’est de loin pas l’exception.

Toujours en ce qui concerne le rapport juif-argent, notons que c’est souvent au prix d’impôts toujours plus lourds que les Juifs sont tolérés : il faut en fait payer pour avoir le droit de résider, payer pour aller et pour venir, payer pour vendre et pour acheter, payer pour prier en commun, payer pour être enterré au cimetière…

Donc, sans argent, la communauté juive du Moyen Age serait condamnée à disparaître. D’où la nécessité d’en avoir assez pour vivre et survivre.

Ainsi, dans le comté de Baden, les Juifs résidaient en qualité d’«étrangers protégés», mais ils pouvaient en tout temps être expulsés. Grâce à des versements importants au bailli de Baden, les Juifs acquirent des «lettres de protection» leur assurant le droit d’établissement pour quelques années. Cette lettre autorisait les Juifs à pratiquer le commerce, mais pas à posséder des bâtiments ou des terres.

Le nombre de maisons juives ne pouvait être augmenté ni les bâtisses surélevées ou agrandies. La dernière lettre de protection date de 1792. Ce stéréotype médiéval du Juif « maître de la finance » sera repris plus tard dans une version moderne où le Juif devient l’incarnation du capitalisme, de l’âpreté au gain et de l’exploitation des pauvres.

Naissance des ghettos

Le ghetto est né à Francfort en 1349, mais en fait, il n’a été « institutionnalisé » qu’au XVIe siècle.

C’est de la ville de Venise que vient ce nom de ghetto : l’ancienne fonderie (en vénitien, gheto) située aux abords de la résidence obligée des Juifs dès 1516 à Venise.

Il porte des noms différents selon le pays : Judengasse en Allemagne, carrière dans le Comtat venaissin, mellah en Afrique du nord. Les Juifs se regroupent en communauté par commodité, par habitude mais surtout pour des raisons de sécurité.

Le ghetto c’est, en général, un quartier entouré d’un mur ; deux portes, d’ailleurs gardées aux frais des Juifs, qui sont ouvertes durant la journée et permettent tout de même la communication avec le monde extérieur. Par contre la nuit, les Juifs doivent avoir réintégré le ghetto et les Chrétiens doivent l’avoir quitté, sous peine de sanctions.

Le ghetto ne peut s’agrandir.

La natalité juive devient un facteur de paupérisme. Les masses juives d’Allemagne et d’Italie vivent misérablement, s’adonnant à de petits métiers : tailleur, fripier, etc. Le ghetto vit surtout de prêts sur gages : depuis le XIVe siècle, les Juifs d’Italie sont officiellement chargés – et même contraints – de pratiquer l’usure pour survivre.

Au XVIIe siècle pourtant, on interdit aux Juifs de prêter avec intérêt – l’activité est confiée à des monts-de-piété – , mais on ne leur ouvre pas pour autant de nouvelles professions. Outre les conditions économiques difficiles, le système du ghetto impose aux Juifs des brimades et des humiliations nombreuses, du sermon de conversion jusqu’au rapt d’enfants conduisant au baptême forcé.

Le ghetto devient le symbole de la vie juive et son modèle se diffuse dans toute l’Europe. Pour déborder un peu de la période qui nous intéresse, sachons qu’en 1555, une bulle papale ordonne la création de ghettos et la concentration des Juifs résidant dans tous les états pontificaux.

Voilà un ensemble de faits qui nous aident à comprendre cet arrière-fond d’antisémitisme violent, alors que l’Europe vit en plus une crise sociale et économique, et voilà donc de quoi nous aider à répondre à la question de l’anéantissement programmé : on comprend en tout cas les motivations qui ont poussé les chrétiens à massacrer les Juifs, reste à voir comment ces aspects négatifs que l’on a mis en relief jusqu’ici, ont été institutionnalisés dans des « idéologies » anti-juives.

Le mouvement des Armelder et l’idéologie Judenfrei

Le mouvement des Armelder

Pour voir maintenant comment cet ensemble de griefs portés à l’encontre des Juifs va se transformer en mouvement d’extermination, intéressons-nous au cas particulier du mouvement des Armelder qui est un phénomène s’étendant sur les années 1336-1338 principalement, mais ayant des conséquences directes jusqu’en 1349 en tout cas.

C’est en fait un mouvement de paysans principalement, c’est du moins dans les campagnes que s’opère le soulèvement, car il s’agit bien d’un soulèvement populaire. Cependant il faut nuancer, ce n’est pas non plus un mouvement de masse regroupant des milliers de personnes. On pense pouvoir estimer l’effectif des Armelder à environ 1500 membres.

Il faut savoir qu’il y eut 3 vagues successives de ces Armelder :

1er vague : juillet 1336 : C’est donc juste avant les récoltes que le mouvement prend forme à l’instigation d’un certain Arnold von Uissigheim. C’est principalement dans les environs de Frankfurt que les Armelder vont agir.

Leur chef, que l’on nomme « König Armelder », donc le roi des Armelder, cet Arnold von Uissigheim va être arrêté par les autorités et exécuté le 14 novembre 1336. Les autorités pensaient que de par cette exécution le mouvement péricliterait, or il n’en a rien été puisque Arnold von Uissigheim va être érigé en martyr par la population. On dira même que des miracles se passèrent sur sa tombe. Ce qui ne manqua pas d’entraîner un second soulèvement.

2ème vague : juin 1337 : A nouveau le soulèvement intervient avant les récoltes, à une période où les impôts préoccupent particulièrement les paysans, ils en sont plus facilement manipulables ou excitables selon Graus (auteur allemand).

Ce deuxième mouvement prend aussi naissance dans la région de Frankfurt et se répand dans les environs (sans toutefois prendre l’ampleur de la troisième vague).

3ème vague : janvier 1338 : A nouveau le mouvement prend naissance dans la région de Frankfurt, mais cette fois il s’étend à Bâle, Strasbourg et finalement à quasi toute l’Alsace. On trouve aussi un König à la tête des Armelder, auquel succédera un deuxième.

On sait que l’un d’eux était un aubergiste du nom de Jean Zimberlin ; il semble que se soit à lui que l’on doive ce nom d’Armelder parce qu’il portait au bras une lanière de cuir, qui va devenir le signe de reconnaissance de ses partisans. On sait également que les Armelder se déplaçait de village en village déployant un grand drapeau avec une image du Christ.

Alors comment comprendre ce mouvement ?

Est-ce qu’il s’agit là d’un ensemble de personnes lié par la volonté idéologique d’une éradication des Juifs ?

Cette hypothèse semble devoir être rejetée même si les « König » tel Jean Zimberlin se proclame prophète et déclare vouloir « nettoyer l’Alsace » de cette race impure (encore que l’on ne dispose d’aucun texte de la main dudit Zimberlin affirmant une telle chose).

Il semble plutôt que les motifs de chacun étaient fort différents : on trouve autant de débiteurs mécontents des créances réclamées par les Juifs, que de paysans voulant se débarrasser des nobles, on sait par exemple que l’un des König, cet Arnold von Uissigheim, avait lancé le mouvement pour venger la mort de son frère (donc un motif tout personnel) qu’il attribuait à un juif. On ne peut donc pas trouver de motifs dominant mais plutôt un ensemble de causes multiples.

On a déjà entrevu quel sera le rôle des autorités : le mouvement des Armelder sera combattu tant par les villes que par les autorités ecclésiastiques même si la réaction se fit attendre.

Il faut encore savoir que ce n’était pas là les premiers soulèvements populaires de ce genre contre les Juifs. Il y eut, par exemple, en 1298 un soulèvement qui suivi un certain « Roi de la viande de bœuf », on ne dispose que de rares sources sur les autres mouvements par rapport à ce que l’on possède sur les Armelder (même si ces sources sont parfois contradictoires). C’est un mouvement qu’il n’est pas facile d’étudier car il semble que le secret entourait ses membres (n’étant pas tolérés par les autorités).

En 1337, dans le Haut Rhin (Rouffach et Ensisheim) plus de 1500 juifs vont être exterminés dans un lieu qui prendra le nom de « champ des juifs ».


Quelle est la réaction des autorités ? Celle de fermer les yeux sur les massacres et de s’emparer des biens des Juifs. Notons encore que la même année, l’empereur Louis de Bavière va promulguer un édit donnant pleine absolution de ces méfaits tout en interdisant le recours judiciaire aux juifs.

Pour la région de Strasbourg toujours, il faut savoir que l’évêque finit par convoquer une assemblée de nobles d’Alsace (réunie à Colmar, ville dans laquelle de nombreux juifs s’étaient réfugiés et que les Armelder menaçaient rien de moins que d’assiéger pour en extirper les Juifs).

Suite à cette assemblée, entre le 17 et le 19 mai 1338 une sorte d’alliance est passée entre villes pour combattre les Armelder dont la plupart finiront exécutés ou condamnés à diverses peines (comme par exemple celle de ne pouvoir approcher un juif pendant 10 ans)… Mais malgré le sort qui leur était réservé, un mouvement d’Armelder se reforme dès 1343, les massacres de juifs recommencent et un nouveau pacte est signé entre villes le 3 mars 1345.

Les conséquences du mouvement des Armleder se firent sentirent au-delà des agissements même de ces fanatiques, puisque nombreux furent les Juifs ruinés par les exactions des Armleder, et la ruine signifiait la fin des protections et nombreux furent les juifs poursuivis par les seigneurs ; les conséquences de l’exemple donné par ces seigneurs ne se firent pas attendre et la populace s’adonna à de nombreuses persécutions à Mulhouse, Colmar, Munster…

Pour finir de voir l’évolution de la situation dans la région strasbourgeoise, sachons qu’après avoir réunis un grand chapitre international à Benfeld en 1349, il n’en reste pas moins que le 13 février toute la communauté juive de Strasbourg va être immolée (à savoir 2000 juifs, hommes, femmes et enfants compris, qui avaient refusé le baptême).

Des massacres eurent lieu à Benfeld où une partie des Juifs furent noyés dans les marais, des assassinats se déroulèrent également à Mulhouse, Colmar (où les Juifs furent brûler dans un Judenloch, donc une fosse aux juifs…).


Il faut encore bien comprendre ici que la Peste n’a pas encore touché la ville de Strasbourg (elle ne le fera que le 24 juin). Sachons pour refermer cette page que l’empereur Charles IV n’étant pas indifférent au massacre de ses contribuables juifs réussi à faire entendre raison à plusieurs villes (en premier lieu Colmar), mais en ce qui concerne Strasbourg les juifs durent attendre environ 20 ans (1363) avant d’obtenir l’autorisation de se réinstaller…pour être finalement définitivement expulsés en 1391.

Une chrétienté « Judenfrei »

Avec tout ce que l’on vient de voir, se pose la question d’une volonté de Judenfrei, c’est-à-dire de région vidée de leurs juifs.

On a compris que c’était bien là l’ambition des König Armelder, reste qu’il est plus que complexe de savoir si c’était là une volonté partager par les différentes couches de la société. Il semble en effet que les griefs principaux à l’encontre des juifs se soient formés dans la population paysanne, mais en même temps les nombreuses créances dues par les nobles aux juifs font penser que ceux-ci ne devaient pas être lourdement chagrinés par la disparition de leurs créanciers.

On a vu que les autorités avaient cédé en de maints endroits à la pression populaire ; lorsqu’elles ne l’ont pas fait, en général elles ont eu à en subir les conséquences, c’est notamment ce qui est arrivé à l’ammeister strasbourgeois Peter Schwarber (qui avait défendu les Juifs à Benfeld) et qui, à son retour à Strasbourg, se fit huer par la foule et qui sera finalement expulsé de la ville (non sans que l’on ait préalablement confisqué sa fortune).

Conclusion et discussion

Cette conclusion serait parfaite si elle pouvait apporter une réponse tranchée à la question d’un « anéantissement programmé ».


Or elle ne le fera pas, pourquoi ? Parce que l’on a vu quelle complexité entourait toute cette problématique, une forme d’anéantissement il y en a eu une, car au-delà de tout argument, il y a les chiffres (discutés d’ailleurs) et en tout cas le constat que suite aux mesures prises contre les Juifs, leur nombre c’est plus que fortement réduit (des dizaines de communautés ont été détruites).


Ce n’est peut-être pas d’un programme qu’il convient de parler, mais plutôt d’une sorte de mouvement incontrôlé, d’une vindicte populaire aux effets destructeurs qui a finalement trouvé auprès des autorités une oreille parfois très conciliante.

En effet, on ne peut que ressentir un profond malaise à la lecture des textes promulgué par les autorités, n’y a-t-il pas là véritable volonté d’anéantissement ? Certes c’est une réaction aux pressions populaires, mais reste à savoir à quel point une telle réaction était inéluctable.

De très nombreuses questions restent ouvertes, peut-être que la principale d’entre elle est de savoir s’il faut réserver le terme d’ « anéantissement juif» à la Shoah, ou si c’est une formulation qui peut s’étendre à ce qui s’est passé durant la période que nous avons étudié ?

Bibliographie et sources du mini-dossier :
  • – Chevalier, Y. (1988). L’Antisémitisme. Paris, Cerf.
  • – Chouraqui, A. (1957). Histoire du judaïsme. PUF
  • – Dahan, G. (1991). La Polémique chrétienne contre le judaïsme au Moyen Age. Paris, Albin Michel.
  • – De Fontenette F. (1982). Histoire de l’antisémitisme. PUF
  • – Gottfried, R.-S. (1983). The Black Death; Natural and Human Disaster in Medieval Europe. Londres
  • – Graus, F. (1987). Pest-Geissler-Judenmorde. Das 14.Jahrhundert als Krisenzeit, Göttingen.
  • – Haverkamp, A. (1981). Zur Geschischte des Juden im Deutschland des späten Mittelalters und der frühen Neuzeit. Stuttgart.
  • – Isaac, J. (1956). Genèse de l’antisémitisme. Paris, Calmann-Lévy.
  • – Neusner, J. (1986). Le judaïsme à l’aube du christianisme. Paris, Cerf
  • – Nohl, J. (1986). La mort noire. Chronique de la peste. Paris
  • – Poliakov L. (1981). Histoire de l’antisémitisme. Paris
  • – Poliakov, L. (1973). Les Juifs et notre histoire. Sciences Flammarion

Sources Médiévales :

  • – Hermanni Gygantis (Hermann Gygax). Flores Temporum seu chronicon universale, Leyde (1750) (p.138-139).
  • – Chronique de Matthias de Neuenburg, pour 1349 (MHG, SRG, p.265-266)

A titre informatif :

Pour une description « vivante » de la situation à Strasbourg durant la peste :

  • Halter, M. (1983). La mémoire d’Abraham. Ed.Robert Laffont. (p. 311-349)


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