Diaspora juive

De juif en Égypte à Juif d’Égypte

Ce travail fait partie d’une recherche en cours sur les formes de patrimonialisation de la mémoire chez les Juifs d’Égypte, notamment en France. Trois thématiques retiennent ici l’attention de l’auteure : la question du patrimoine, liée à celle de la mémoire, la langue arabe et le départ. Elles sont apparues centrales pour comprendre comment s’est construit un passage du statut de juif égyptien ou de juif en Égypte à celui de Juif d’Égypte.

Aṣlak eh ?
From being a Jew in Egypt to Becoming a Jew from Egypt

En août 2010, au cours d’un échange avec un de mes informateurs né en Égypte, ce dernier évoque la fraction cosmopolite de la communauté juive d’Égypte, communiquant souvent en français et n’entretenant pas ou peu de liens avec la culture et la langue arabes. Il m’enjoint alors de lire Adieu Alexandrie d’André Aciman qui, selon lui, symbolise cette fraction européanisée se rattachant à une langue maternelle autre que l’arabe.

Pourtant, à la lecture de cet ouvrage, celui-ci m’apparaît comme traversé par la question du rapport souvent ambivalent à l’arabité et à l’égyptianité – telle qu’elle se configure dans le pays au cours du xxe siècle en relation avec cette dernière notion –, et à l’appartenance nationale, dans ses liens avec la judéité, vue au travers de l’histoire d’une famille juive d’Égypte racontée par un jeune garçon. Car si l’arabité devient, au cours de la première moitié du siècle, un trait majeur de l’égyptianité, cette dernière ne s’y réduit pas, intégrant à des degrés divers une composante pharaonique ou un horizon ottoman, voire européen1.

Le personnage de l’oncle Vili, de son vrai nom Aaron, né en Turquie à la fin du xixe siècle, ayant servi comme soldat dans l’armée italienne, juif « turco-italien-fasciste-anglophile-devenu hobereau2 », est un personnage interlope qui se distingue par son exécration pour tout ce qu’il considère comme les atavismes par lesquels les juifs se trahissent en mimant les goyim et pour tout ce qui se réfère à une culture ottomane.

Les deux grands-mères juives s’expriment en six langues mais conversent entre elles en ladino. L’une, venant de Turquie, se considère comme faisant partie de la haute société, revendiquant des origines italiennes. L’autre, également venue de Turquie, est rabaissée du fait des origines syriennes de son époux, un Juif d’Alep, dont la langue maternelle est l’arabe ; quant aux deux grands-pères, ils passent leur temps à s’insulter mutuellement de « sales fripouilles de Juifs3 », de « Juifs syriens […] Tous des sournois », « vieux chien de Juif ». Tout ce qui est associé à la culture, à la langue ou à des modes d’existence relevant de l’arabité est ici désigné, entre autres, comme la cause du destin malheureux des Juifs.

La mère du jeune narrateur est disqualifiée par sa belle-famille comme juive, arabe « de part en part », et surnommée al-tarsha4 du fait de sa surdité. Elle combine aux yeux de la belle-famille toutes les tares de l’Égypte, « crasseuse et pleine de sales gens. Que des voleurs d’Arabes et des fouineurs de Juifs5 ». Des tares que rien ne peut venir masquer, ni les « airs mondains à l’européenne », ni les « cocktails et voitures de sport6 ». Car l’arabité a même une odeur, celle de la hilba7, « substance roussâtre aux supposées vertus médicinales », qui trahit jusqu’à ceux que l’on appelle « les évolués » : « Ça sent comme si une caravane d’Arabes avait campé ici toute la nuit, se plaignit ma grand-mère un jour qu’elle vint nous rendre visite8 ».

Elle est enfin liée à une langue, l’arabe, qu’en Égypte, note l’auteur, même le Père Noël parle, mais dont la méconnaissance peut être considérée comme un signe d’évolution. Car l’arabe, dans l’Égypte du premier xxe siècle, fait figure, aux yeux de certains milieux européanisés, de stade « arriéré » de la civilisation, tandis que l’Europe et l’Amérique en constituent le stade le plus élevé. De fait, c’est aussi cette méconnaissance qui condamne pour partie sa famille à l’isolement jusqu’à son propre départ en 1965-9.

C’est au moment même où l’exil se profile que s’opère dans l’ouvrage un basculement des référents. Face au refus du narrateur de faire la lecture de la Haggadah de Pâque, sa tante l’interpelle en gémissant : « Tu as honte d’être juif ? C’est ça ? Quel genre de juifs sommes-nous donc ? » « Le genre qui ne célèbre pas sa fuite d’Égypte parce que partir d’Égypte est la dernière chose qu’il souhaite faire, lui répond-il. […] Tout ce que je veux, c’est n’y prendre aucune part. Je ne veux pas traverser la mer Rouge. Et je ne veux pas être à Jérusalem l’année prochaine. […] je me promis alors qu’un an plus tard exactement, quel que fût l’endroit où je me retrouverais, je me tournerais vers l’Égypte à l’instar des musulmans qui s’installent face à la Mecque pour prier et je me rappellerais cette nuit-là10. »

Sans doute cette ambivalence n’est-elle pas l’apanage des Juifs d’Égypte, puisqu’elle concerne, selon des modalités différentes et à des degrés divers, de nombreux groupes en Égypte, dans leur positionnement entre accès à la modernité et ancrage dans un ordre ancien, entre tarbouch et turban, cosmopolitisme et exogénéité d’un côté et, de l’autre, égyptianité et autochtonie11.

Leur histoire s’inscrit ainsi dans un cadre plus général, puisqu’ils partageront par ailleurs pour partie la destinée de certains de ces groupes en Égypte, tels que les Grecs, les Arméniens ou encore les chawam masr12 qui quitteront aussi le pays, de gré ou de force, dans la seconde moitié du xxe siècle. Mais elle s’avère cependant singulière, du fait qu’une petite partie des Juifs peut se prévaloir d’un ancrage depuis plusieurs siècles dans le pays, même si les communautés juives d’Égypte contemporaines se sont nourries de nombreux apports migratoires, entre 1860 et 192013 – et que le lien des juifs à l’Égypte, d’un point de vue mythique et historique, participe aussi à configurer les formes d’identification à l’égyptianité qu’ils développent14.

Ainsi, le rappel au présent de la sortie d’Égypte lors du Séder de Pessa’h, célébré chaque année, trouve un écho particulier dans leur propre expérience vécue et leur rapport au pays, puisqu’ils seront « par deux fois sortis d’Égypte ». Par ailleurs et enfin, la création de l’État d’Israël en 1948 constitue un événement qui aura, outre l’affaire de Suez en 1956 et la guerre des Six Jours de 1967, un impact direct sur la dispersion et la disparition des communautés juives d’Égypte.

Environ 45 % d’entre eux s’installent en Israël15 tandis que d’autres se dirigent vers l’Amérique du Nord ou du Sud, l’Europe, et en particulier la France où quelque 10 000 Juifs d’Égypte se seraient implantés.

Cette dispersion a eu pour conséquence de dissoudre de manière irrévocable une grande partie des cadres sociaux communautaires qui alimentaient jadis les identifications des Juifs en Égypte, lesquelles dépendaient également de leurs lieux d’implantation – Juifs d’Alexandrie, Juifs du Caire, d’al-Mansūra, d’al-mahallah al-kubrā, de Khalwat El-Ghalban… – et de leurs provenances antérieures – Juifs halabi, Juifs urfalī, Juifs ‘uthmānī… Si d’aucuns ont tendance à considérer qu’une fois en exil, ces communautés ont disparu ou ont cessé d’exister, ou qu’elles ne sont plus réduites qu’à des fragments de mémoires individuelles, socialement partagées dans des cercles familiaux restreints, elles ont pourtant constitué, en quittant le pays, une nouvelle diaspora, formée sur la base de ses liens au passé.

En France a ainsi émergé chez certains la revendication d’un attachement à l’Égypte comme une terre où se déploient une ascendance et un héritage collectifs, une patrie culturelle et « d’origine » qui vient se substituer à la précédente, au point que d’aucuns se définissent aujourd’hui comme asli masri (originaires d’Égypte)16. Cette revendication a été relayée et/ou nourrie au sein d’associations culturelles.

Ce lien d’appartenance à l’Égypte revendiqué, passé ou présent, peut être néanmoins parfois rejeté ou minoré par les individus eux-mêmes, tout en étant souvent contredit par certaines pratiques ou comportements. Il est aussi, dans les représentations courantes véhiculées dans la littérature, dans les médias, notamment en France ou en Égypte, fréquemment récusé, faisant de la figure du Juif l’emblème du cosmopolite minoritaire, à la fois défini par une multiplicité d’appartenances et sans attaches aucunes.

Et quand il est reconnu comme natif et local, c’est généralement pour incarner l’archétype du Levantin, dont les contours identitaires restent vagues17 – ce qui permet dès lors de mettre en doute sa loyauté. Mais parallèlement, cette population continue également de recevoir au fil du temps différentes qualifications – elle réinvestit d’ailleurs certaines d’entre elles – qui l’associent directement à l’Égypte ou au monde arabe, telles que juif égyptien, juif en Égypte, juif arabe, Juif d’Égypte, Juif mizrahi, juif de culture arabe, juif des pays arabes…

Paradoxalement, c’est à l’heure où cette communauté est devenue pratiquement inexistante en Égypte qu’on l’évoque sur place : soit pour mettre l’accent sur son rôle dans le développement du pays, les traces que ses membres ont laissées dans la vie culturelle de leur pays natal18, soit pour au contraire dénoncer ses actes dans le pays depuis les temps de Moïse.

Les déclarations récentes d’un chercheur en science politique égyptien, Ammar Ali Hassan, réclamant que les Juifs restituent, avec les intérêts, l’or qu’ils auraient volé pendant l’Exode et faisant de ces derniers la réplique de Shylock, dans le marchand de Venise de Shakespeare – « un marchand et un usurier, qui dépose ses profits à l’étranger au lieu de les investir dans le pays » –, constituent un exemple de cette position19.

Ce lien d’appartenance à l’Égypte est enfin quelquefois minoré au sein du monde académique20. Lors de conférences ou de séminaires de recherche où j’ai présenté mon travail, les remarques et les retours de l’auditoire tendaient aussi à réduire la manière dont les individus avaient pu vivre leur départ et leur exil à une sorte de coquetterie théâtrale superflue dans un présent toujours supposé comme confortable, celui où vivraient mes interlocuteurs, associés à des « dominants ». Leur expérience se voyait alors simplement rabattue sur un regret de l’enfance heureuse, interprétation qui s’enfonce finalement dans le lieu commun que toute enfance est nécessairement heureuse et qui ne tient pas compte de l’importance des âges de l’émigration dans la constitution même des souvenirs21.

Comme si, finalement, il y avait des exils et des nostalgies légitimes et d’autres qui ne le seraient pas, des situations, des populations, des récits autobiographiques produits d’une histoire qui, en perdant leur territoire, n’avaient pas ou plus vocation à retrouver un lieu d’où parler, sinon celui d’une séparation que ni le pays de départ ni le pays d’accueil, quels qu’ils soient, ne désiraient acter ni abriter.

« Qu’est-ce que l’exil sinon la reconstitution après coup d’un vu devenu impossible, d’un entendu promu à la fonction d’un langage intérieur22 ? »


Pour autant, cette forme de disqualification ou de relégation n’élimine pas l’expérience intime et un rapport au passé, vécus et/ou transmis, notamment dans les familles, incorporés et réactivés dans les rapports sociaux, constituant un lien présent et à venir entre les individus.

Aussi, j’ai cherché à comprendre comment se déclinent ce lien à l’Égypte et une identité juive égyptienne, tenant compte de la diversité des expériences et des attaches avec le pays et s’articulant avec la mémoire.

Il ne s’agit pas ici d’écrire l’histoire de cette population à proprement parler, ni de reconstituer le passé tel qu’il est réellement advenu, mais de ce que la mémoire en fait dans le présent23. Travailler sur et avec la mémoire, c’est s’intéresser aux liens et aux représentations que les Juifs d’Égypte tissent entre eux, en tant que juifs et comme étant « d’Égypte », par-delà l’hétérogénéité de leurs « origines ».

C’est essayer de comprendre comment chacun se souvient, en commun avec d’autres, avec lesquels il partage des références, un vocabulaire commun, produit d’une histoire partagée – et ce toujours dans un temps, un espace et dans un contexte social et historique donné. Ce travail fait partie d’une recherche en cours24 sur les formes de patrimonialisation de la mémoire chez les Juifs d’Égypte, notamment en France, en Égypte, aux États-Unis et en Israël.

Les données sur lesquelles il s’appuie ont été collectées lors d’une enquête ethnographique auprès de juifs nés ou ayant grandi en Égypte et partis jusqu’à la fin des années 1960 dans divers pays, regroupés ou non dans des associations culturelles juives égyptiennes, et de juifs restés en Égypte.

Cette enquête mobilise diverses sources, parmi lesquelles figurent plus d’une centaine d’entretiens non directifs et semi-directifs, des observations et le recueil d’échanges informels, des documents d’archives, des ouvrages autobiographiques ou semi-fictionnels.

Trois thématiques retiendront ici mon attention : la question du patrimoine, liée à celle de la mémoire, la langue arabe et le départ. Elles sont apparues centrales pour comprendre comment s’est construit un passage du statut de juif égyptien, ou de juif en Égypte, à celui de Juif d’Égypte. À travers elles et autour de ces deux « statuts » se racontent une marge, jadis constitutive et partie intégrante d’un ensemble social plus large, et les possibilités de maintien comme les transformations de cette marge en exil, hors de cet ensemble social à partir duquel elle s’était pour partie structurée.

Parler d’Égypte : le patrimoine et la mémoire

En France, certaines des personnes rencontrées livrent leur sentiment d’avoir vécu une irrémédiable catastrophe, dont la marginalisation ou le silence entourant l’histoire des juifs dans les pays d’islam, en Israël et dans les pays où ils se sont installés, seraient l’une des traductions25. Cette catastrophe individuelle et collective ne se limite pas à l’exil, elle le précède en amont et perdure en aval, avec la perte des cadres sociaux, spatiaux et familiaux sur lesquels ils étayaient leurs références. Elle est aussi une expérience intime, où une part de l’autre en soi et une part de soi en l’autre semblent appelées à mourir toutes deux.

Elle commencerait le jour où l’on pense « à tous les gens qu’on ne reverra plus jamais, à cette ville qui, quoique faisant partie pour l’heure intégrante de soi-même, sombrerait dans l’oubli et deviendrait à soi-même aussi étrangère que le pays des merveilles. Ça aussi, c’était mourir un peu. Être mort, cela signifiait que les autres pouvaient venir dans votre chambre et penser à vous, qu’ils pouvaient entrer dans votre chambre et ne pas savoir que ça avait été la vôtre. Progressivement, ils effaceraient toute trace de votre passage. Il n’était jusqu’à votre odeur qui s’en irait. Alors ils oublieraient jusqu’au fait que vous n’êtes plus26 ».

Suite au départ et face aux urgences du présent, beaucoup de Juifs d’Égypte en France semblent s’être départis pour un temps de leur passé égyptien. Cependant, dès la fin des années 1970, quelques-uns se sont attachés à questionner une identité plurielle, à mettre en forme une mémoire historique des Juifs d’Égypte, en tenant compte de la complexité des appartenances et de l’hétérogénéité de cette communauté en Égypte même27.

Ils ont aussi travaillé à définir28 un patrimoine juif égyptien, créant un lien vivant entre les générations et avec l’Égypte.

L’insistance sur le caractère culturel de ce patrimoine vise notamment à mettre en évidence à la fois l’apport des juifs à l’histoire et à la culture égyptiennes et la part de l’Égypte dans l’histoire juive. Cette mémoire ne s’intéresse pas seulement aux dates et aux faits, mais aussi aux manières d’être et de penser d’autrefois qui trouvent ainsi une place dans la mémoire et constituent l’histoire vivante ou la mémoire vive29.

Elle se configure néanmoins différemment selon les espaces nationaux et les logiques d’appartenance, parfois multiples, dans lesquelles elle s’insère. Ses contenus évoluent par ailleurs au fil du temps, de l’âge des protagonistes et des générations.

En France, comme dans d’autres pays, dont Israël, certains ont fondé, dans cet objectif, des associations d’originaires, permettant par le biais des espaces de rassemblement, des pratiques de sociabilité, de trouver avec qui parler du passé, partager cette histoire et éventuellement la transmettre, en diaspora, en Israël et en Égypte, en particulier par le biais d’une conservation du patrimoine in situ30. Mais cette perspective n’est pas adoptée par tous.

Certains, revendiquant un patrimoine matériel et culturel, ont saisi les tribunaux égyptiens dans la décennie qui a suivi les accords d’Oslo afin de récupérer des biens immobiliers, tandis que d’autres se sont attachés à demander la numérisation des archives, la restauration des synagogues ou l’apposition de plaques commémoratives. Ces deux tendances se sont manifestées au moment de l’élection manquée de Farouk Hosni au Secrétariat général de l’Unesco.

Cette action semble venir pour partie structurer des communautés juives égyptiennes hors d’Égypte. Ce travail de la mémoire reconstruit un récit qui s’enrichit au fil des années, s’appuyant sur des traces matérielles et documentaires, sur des travaux d’historiens ainsi que sur les expériences vécues ou transmises.

L’accent est mis à la fois sur l’histoire longue des juifs en Égypte31, sur l’incorporation de l’Égypte dans une géographie sacrée de la tradition juive et sur une histoire contemporaine, s’étirant sur moins de deux siècles, où de terre d’immigration l’Égypte devient une « patrie culturelle », « un début, un au-commencement32 » à la condition actuelle des Juifs d’Égypte. Cohabitent ainsi des références à l’ancestralité et au caractère récent de la présence des juifs en terre d’Égypte, à une inscription de tout temps – des temps « immémoriaux » – et dans un temps déterminé, à une « internalité » et une « exogénéité » à l’Égypte33.

Dans les entretiens collectés auprès des Juifs d’Égypte en France, les ambiguïtés qui traversent les relations inter et intracommunautaires, une certaine violence, parfois sous-jacente, des rapports sociaux ne sont pas absentes de cette histoire. Mais l’image dominante reste souvent celle d’un espace protégé, dont on retient la convivialité, la mixité des origines, des langues ou des religions.

Si la vie en Égypte est généralement décrite comme privilégiée, cette description ne présente pas pour autant une vision irénique de la coexistence. Une évocation complexe semble favorisée, composée de bribes d’histoires, de rappels souvent disjoints de faits passés, où apparaissent des figures récurrentes, des lieux et des événements faisant souvent office de balises et d’aide-mémoire34.

La réception, la compréhension ou l’intégration de ces bouts d’histoire dans une vision d’ensemble impliquent en général de connaître les usages sociaux, les valeurs, les représentations, les inférences, le langage qui structurent cette écriture et fonctionnent comme un signe de reconnaissance et de l’entre-soi35, comme étant d’Égypte.

Parler égyptien : le rapport à la langue

Dans cet entre-soi, les langues, et parmi elles en particulier la langue arabe, ont une place centrale. Mais le rapport à la langue arabe, qu’il soit, en fonction de sa maîtrise et de ses usages, étroit ou distendu, reflète également un ensemble de lignes de fracture dans l’histoire des Juifs d’Égypte. Ces dernières concernent l’origine, la filiation, les relations familiales ou encore le rapport aux lieux et aux espaces sociaux.

Pour certains, l’exil commence là où l’arabe, entendu comme langue, culture, mode de vie, d’habillement, de nourriture36, est abandonné, dès la seconde moitié du xixe siècle.

Si d’aucuns y ont vu a posteriori l’influence de l’Alliance israélite universelle, d’autres travaux ont réévalué le discours nationaliste classique sur la volonté supposée des institutions missionnaires de franciser leurs élèves37.

Ce processus complexe se construit en interaction entre une offre missionnaire et une demande sociale des familles. Dans les communautés juives migrantes venues d’Europe et des quatre coins de l’Empire, le français était largement perçu comme la langue de l’émancipation, prolongée d’Europe en Algérie, et portée par différents réseaux enseignants, tandis que l’arabe était considéré au mieux comme un dialecte et l’hébreu comme une langue de culte, l’un et l’autre « impropres » au monde moderne.

Si, dans cette perspective, l’usage de l’arabe n’est pas ou plus considéré, à certains égards, comme une source de prestige social et donc comme un investissement pertinent, d’aucuns continueront néanmoins jusqu’en 1956 à s’en servir dans de nombreux aspects de leur vie professionnelle, sociale et familiale.

De fait, il déterminait en réalité des segments de l’emploi d’État et de l’administration qui devenaient de plus en plus fermés aux « minorités ». Certains soulignent que cette trajectoire reflète aussi et d’abord un clivage de classes, mettant en exergue « le destin universel des bourgeoisies compradores38 » ou encore le caractère déjà exogène d’une partie des juifs implantés dans le pays dès le xixe siècle.

Ce passage d’une langue à d’autres, plus ou moins maîtrisées, n’a pas été sans effet, renforçant une frontière avec les natifs ou les indigènes, frontière qui sans doute avait encore, de part et d’autre, diverses formes d’expression. Certes, cette problématique a vraisemblablement été partagée par d’autres communautés, notamment celle des chawam décrite par Habib Tawa (200639). Ce dernier toutefois ne conclut pas à une marginalisation des arabophones, soulignant combien les chawam, en dépit d’une adhésion au modèle cosmopolite, continueront de se définir selon leurs propres traditions et langue syro-libanaises.

Si celles-ci paraissent refoulées dans les comportements sociaux au profit d’un choix plus « européanisé », elles se maintiennent néanmoins dans la vie quotidienne et tout au long de l’existence, tant à travers les noms, les relations de parenté, les rites religieux, que dans la nourriture, les documents officiels, les lieux de rassemblement ou encore la vie familiale… Concernant les juifs, cette adhésion a semble-t-il contribué à disqualifier ceux par trop associés à la langue et à la culture égyptiennes, lesquelles entraînent dans leur sillage la dépréciation d’une certaine forme de judéité :

« Ils allaient l’aimer cette frontière qui faisait dire à leurs enseignants, quand ils avaient à les réprimander, en guise d’injure suprême : “vous êtes aussi débraillés/impolis/ignorants/sales que les juifs du Quartier40”. »

En Égypte, le passage vers le français ou l’anglais est parfois décrit comme une manière de définir un entre-soi non seulement face aux Égyptiens, en particulier musulmans et coptes, mais également à l’intérieur même de la communauté et parfois des familles. Si encore une fois le milieu social joue ici, il ne paraît pas non plus totalement déterminant : l’usage de la langue française ou, dans une moindre proportion, de l’anglais, signes de l’adhésion au modèle cosmopolite, ne préserve pas d’un renvoi vers l’univers antithétique au monde « moderne » et « civilisé », comme le montre André Aciman41.

Jacques Hassoun a résumé en quelques phrases un processus de dépréciation de l’arabe pouvant s’étendre sur plusieurs générations.

Pour échapper à cette assignation d’arriération42, certains en venaient à se forger « des généalogies fabuleuses à coups de nationalités largement distribuées par ambassades et consulats en quête de sujets. […] “Je suis un protégé, moi, Monsieur !” devenait alors l’interjection qui mettait fin à toute discussion un tant soit peu véhémente. Même si cette affirmation était assénée dans la vieille langue des ancêtres arabophones. Du même coup, l’arabe n’était plus chuchoté que dans la honte. […]

Le premier temps de l’exil – le premier octroi – est à rechercher dans ce passage qui institue une loi : il est interdit de parler arabe […] et de cracher en public. Règle première qui doit remplacer toutes les autres règles de savoir-vivre ou de convivialité. Et la langue arabe devient pour beaucoup un crachat. Ou au mieux une langue ancillaire43 ». D’autres vivaient toute leur existence en Égypte, déclarant connaître tout au plus cinquante mots d’arabe44.

L’usage du français ou de l’anglais, comme langues de communication, selon certains interlocuteurs, y compris entre les enfants et leurs parents, quand bien même ces derniers parlent entre eux en arabe, paraît isoler peu à peu d’une société qui finira par considérer comme des étrangers tous ceux plus ou moins attachés au modèle cosmopolite, qu’ils soient Égyptiens, mutamasirîn45 ou individus naturalisés depuis une ou deux générations.

Dans de nombreux entretiens que j’ai menés auprès des Juifs d’Égypte, en France, aux États-Unis et en Israël, notamment avec les personnes restées après 1956, la connaissance insuffisante de l’arabe, devenu obligatoire dans de nombreux secteurs, est ainsi pointée comme facteur d’isolement et de marginalisation.

Ce facteur a été mis en avant dans les années 1950, de façon à faire porter aux minoritaires et à leurs familles la responsabilité de leur marginalisation. Néanmoins, comme l’a montré avec force Frédéric Abécassis46, les mécanismes de différenciation à l’œuvre dans le système éducatif et la concurrence très forte entre les filières d’éducation qu’elle induisait y ont fortement contribué.

La filière nationale, hégémonique entre 1908 (fondation de l’université égyptienne) et 1958 (arabisation des « écoles étrangères »), s’est progressivement fermée à toute concurrence de ces écoles étrangères par le double mécanisme de l’arabisation de l’enseignement et du durcissement des conditions d’équivalence des diplômes. Elle est ainsi devenue un « marché protégé » et réservé aux « nationaux ».

Ce contexte de compétition extrêmement vive entre les filières de formation des élites alphabétisées d’Égypte explique l’âpreté de la question linguistique. Comme je l’ai signalé plus haut, ce phénomène est bien décrit par André Aciman :

« Bien qu’en 1960 l’enseignement en arabe fût devenu obligatoire pour les résidents étrangers, les explications dans cette langue ne nous aidaient guère. La plupart d’entre nous ne comprenions pas le moindre mot d’arabe classique ni même d’arabe parlé de bon niveau. Nous ne connaissions que l’arabe des rues, une sorte de lingua franca bâtarde que les Égyptiens parlaient avec les Européens. […] Ce n’était même pas de l’égyptien parlé, mais ce mélange de français, d’italien et d’arabe permettait aux Européens […] de communiquer avec la population locale47. »

En exil, le rapport ambivalent à la langue arabe évolue face à de nouveaux interlocuteurs, qui identifient, du fait de leur accent et de leurs expressions, les juifs à des Égyptiens. La langue arabe conserve donc une valeur négative, puisqu’elle fait passer les individus en France pour des étrangers, y compris parfois vis-à-vis des autres juifs en France, et les associe aujourd’hui à une arabité, elle-même de plus en plus étroitement associée à l’islam et dont il faut se démarquer.

Si ce raccourci, entre arabité et islam, a une chronologie précise, tel n’est pas le cas dans les entretiens collectés, où il constitue un motif implicite récurrent et comme atemporel. Cependant, les propos d’Edwin viennent moduler ce constat, en mettant en lumière le rapport complexe et ambigu dans lequel il se configure, dans le jeu des interactions entre identités assignées et identifications :

« Ce sentiment de non-reconnaissance de notre souffrance, nous l’avons aussi subi à notre arrivée à Paris. Nous avions des tickets nous permettant d’aller manger dans des cantines casher, où l’on rencontrait ces juifs des camps de la mort qui se sentaient insultés par des gens comme nous. […] dans ma première école en France, celle de la rue de la Victoire, j’avais éclaté une fois en sanglots en pleine classe car un enfant m’avait traité d’Égyptien. Les Égyptiens, eux, nous traitaient de sales Français48… »

Mais en exil, ce rapport à la langue arabe prend aussi désormais une valeur positive : ceux qui parlent arabe sont souvent valorisés, surtout dans l’entre-soi, où certains mots et expressions de cette langue sont fréquemment utilisés et fonctionnent à la fois comme signe de reconnaissance et comme reconnaissance d’un langage et de valeurs partagés. Des mots ou des expressions en arabe baladi reviennent ainsi fréquemment chez mes interlocuteurs au cours des entretiens, dans les interactions observées, lors de rencontres associatives ou amicales, de conférences, ou enfin dans les courriels, y compris par ceux qui ne le maitrisent que partiellement.

Pour tous ceux nés et ayant vécu en Égypte, cette langue reste liée à certains souvenirs, lieux, figures qu’on ne peut évoquer que par son intermédiaire. Elle fait partie intégrante dans le présent d’un langage propre et constitue un symbole de connivence, fondé sur une expérience commune du passé, vécue (ou transmise), auxquels d’autres ne peuvent pas s’identifier. Réactivée à l’occasion des échanges sociaux ou dans des contextes d’évocation du passé notamment, elle reflète un attachement, un lien à l’Égypte, reconnu comme tel, en Égypte même ou dans d’autres pays arabes :

« Quand je suis retournée en Égypte, moi j’ai retrouvé des contacts comme si j’étais partie la veille. Bon, en plus je parle l’arabe avec un accent égyptien, un accent même d’Alexandrie. Tout le monde me disait même : “toi tu es d’Alexandrie”. […] je suis allée au Yémen par exemple, où j’étais parfaitement adoptée parce que je parlais l’arabe49. »

Partir d’Égypte

Si l’usage ponctuel de la langue arabe permet d’évoquer une existence et des liens sociaux passés en Égypte, il est également, notamment pour les plus jeunes qui n’ont pas ou peu connu le pays, la marque d’un exil et d’une extranéité en France. Il signe la présence, comme souterraine, d’une absence, d’une part manquante de soi devenue aussi part manquante de l’autre.

L’arabe, même mal maîtrisé, est, sous le français, une langue devenue de contrebande et inscrite dans le corps, langue de l’origine, scellant son caractère irréductiblement intime et étranger à la fois : pour certains qui n’ont pas ou peu connu l’Égypte, « apprendre cette langue, c’est retrouver ces mots, ils raclaient sous mes mots français jamais lisses. […] Français et arabe seraient les deux faces d’une feuille de papier qu’une frappe trop forte aurait trouée : certains mots, alors, traverseraient50 » ; pour d’autres, qui y sont nés, « j’ai l’accent d’une langue que je ne sais pas, l’arabe. L’accumulation des r empêche parfois les gens de me comprendre. Pour n’avoir pas à répéter, je choisis des mots sans r : café au lait au lieu de café crème51 ».

Cet exil, marqué jusque dans la langue, constitue un point de rupture dans la biographie des individus comme dans l’histoire familiale. S’il n’est pas toujours interprété ainsi au moment du départ, où il est acte de nécessité et de survie, paradoxalement, il devient a posteriori un élément de continuité à l’aune duquel l’existence et la destinée familiale peuvent être évaluées :

« Ce qui rend l’exil pernicieux n’est pas vraiment le fait d’être dans l’état de celui qui est ailleurs […] mais de n’être jamais capable d’éradiquer cette absence. Tu regardes en arrière de ta vie et tu trouves ton exil annoncé partout, des événements qui ont pris forme aussi loin que lors du congrès de Vienne en 1815 au fait même que pour une raison fortuite, tes parents décidèrent que tu étudierais l’anglais enfant52. »

Cet exil prolonge et se démarque tout à la fois des circulations usuelles de l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie égyptienne, dès la fin du xixe siècle, soit pour des vacances, soit pour étudier.

Rarement pourtant, mes interlocuteurs en France, partis adultes, intègrent l’exil dans les entretiens, sinon parfois sur le mode de la plaisanterie, pas davantage qu’ils n’évoquent spontanément les conditions de vie en France. C’est le cas de Jacques qui raconte :

« Notre départ, nous l’avons fait par avion […] il fallait faire escale à Rome d’abord. On a fait escale à Rome et là on devait rester pendant cinq heures ou six heures pour prendre l’avion qui devait nous ramener à Orly, et qu’est-ce qu’on allait faire pendant cinq ou six heures ? On a loué un fiacre [rires] Nous avons laissé les bagages à la consigne à l’aéroport et nous avons loué un fiacre pour faire le tour de Rome ! […] Nous avons pris l’avion et arrivés à Orly, il y avait là les dames de la Croix-Rouge qui recevaient les rapatriés ! Une dame est venue chez nous : “Vous savez où vous allez ? – Non, nous ne savons pas53”. »

En Israël, par contre, cette thématique tient une place centrale, liée notamment aux conditions d’installation et de vie dans un pays où tout est à construire et traversé par les conflits. On la retrouve également en France chez les personnes parties très jeunes d’Égypte, qui évoquent les difficultés rencontrées par leurs parents à leur arrivée et rendent souvent hommage au courage de ces derniers et à leur joie de vivre. Ainsi, Edwin54, convoquant le souvenir de sa grand-mère, écrit-il :

« C’était une femme grande, très belle et toujours habillée avec chic. […] Derrière cette façade, il y avait une femme devenue très pauvre qui justement allait pointer au COSAJOR comme beaucoup de juifs expulsés des pays arabes. »

Le rappel des conditions de vie en France révèle ici ce que de nombreuses personnes rencontrées, arrivées en France alors qu’elles avaient entre 20 et 30 ans, ont généralement éludé et qu’elles continuent, fréquemment, de taire :

« Rue Rodier, il n’y avait pas de chauffage dans notre appartement ; la salle de bains, c’était la cuisine et nous partagions les toilettes avec les voisins du même palier. […] La famille s’agrandissait de temps à autre avec d’autres réfugiés qui ne savaient pas où aller et venaient pour quelque temps s’entasser dans notre petit trois pièces. »

Chez ces jeunes, le décalage entre la perception de la ville moderne égyptienne, telle qu’ils avaient pu la pratiquer et l’habiter, et l’état de délabrement du parc locatif à Paris avant la construction des grands ensembles, entre 1958 et 1971, est particulièrement prégnant.

Quand ils sont évoqués par les personnes arrivées jeunes adultes, le déclassement économique, social, symbolique, la pauvreté parfois, qui ont succédé à l’exil, les difficultés d’insertion y compris en termes culturels et la différence des modes de vie en Égypte et en France sont surtout rapportés aux parents plus âgés.

Mais le plus souvent, l’arrivée en France se résume à une anecdote sur le temps ou à un constat rapide, celui d’une intégration professionnelle aisée liée aux qualités polyglottes des arrivants :

« Tous les gens que je connais autour, à l’époque, on trouvait du travail assez facilement, enfin les gens qui étaient plus jeunes n’ont pas eu de problèmes, ils ont tous trouvé du boulot : ils étaient polyglottes55…» ;

« On ne savait pas, on avait sept jours, on nous avait dit sept jours pour quitter le pays, alors vous vous rendez compte, c’était en plein mois de décembre, nous ne connaissions pas l’hiver de l’Europe, nous connaissions l’hiver de l’Égypte qui était clément en fin de compte. Alors… en plus c’était un hiver particulièrement froid en 1956, il y avait de la neige, il faisait très froid56 ».

Quant aux causes du départ, ce sont la plupart du temps des événements factuels – et en particulier la crise de Suez qui se traduit par une expulsion de nombreuses familles hors du pays – qui sont convoqués. Rarement la question de l’antisémitisme est évoquée, et en général elle est située assez tardivement57, à l’exception de l’antisémitisme de certains chrétiens en Égypte.

Certains ont néanmoins aujourd’hui le sentiment qu’ils ont minimisé le caractère souvent tragique de leur départ, même s’ils le définissent parfois encore comme « choisi58 ». Peu ont tendance à se revendiquer spontanément comme des réfugiés – ce que nombre d’entre eux furent pourtant.

« On n’a pas voulu forcer le trait, me dit ainsi Elie59, nous n’avons pas tous été expulsés, beaucoup ont pris peur face à une situation qui était objectivement mauvaise. Mais avec le temps, on se rend compte que c’est peut-être ça aussi être réfugié, on était d’ailleurs pour beaucoup d’entre nous inscrits à l’OFPRA [Office français de protection des réfugiés et apatrides]. »

Cette « situation objectivement mauvaise » renvoie notamment à la politique d’arabisation et de nationalisation des entreprises et à la montée du nationalisme qui, de manière très concrète, sont aussi expérimentées à travers la question des papiers (par effet du détachement de l’Égypte de l’Empire ottoman en 1914 et des lois sur la nationalité égyptienne de 1926, 1929 et 1952, un certain nombre de juifs et de chawâm en Égypte étaient apatrides60).

Elle se réfère également aux mises sous séquestre des biens, à la dégradation des conditions d’emploi, aux avis d’expulsion et enfin, pour certains, à la perte, en partant, de la nationalité égyptienne, leur passeport étant « annulé » et remplacé par un laissez-passer avec un « visa sans retour ».

D’autres évoquent une prise de conscience, celle de se sentir et d’être considéré comme étranger en Égypte. C’est le cas de Jocelyne, pour qui « l’Égypte s’arabisait de plus en plus, c’est devenu… l’arabe devenait la langue officielle partout et il n’y avait plus de place pour nous61 ».

Ce sentiment émerge-t-il à cette époque ou est-il une reconstruction a posteriori, dans le présent et à la lumière de l’exil ? La question d’être et/ou de se sentir étranger se posait-elle dans le passé dans les mêmes termes ? Ou est-ce la prise de conscience que ce statut, jadis expérimenté et souvent évoqué de manière presque « naturelle », devient, dans ces années-là, problématique et pointé comme « indésirable » ? Seul le départ fournit une réponse tranchée, factuelle, à ces questions : qu’ils soient apatrides, de nationalité étrangère ou égyptienne, en partant, de gré ou de force, ils ne sont plus égyptiens, du moins du point de vue de la nationalité ou de la résidence. Mais rien ni personne ne peut leur enlever le fait qu’ils viennent d’Égypte.

Pour Isaac, pendant longtemps la question ne se posait même pas : « C’était notre pays, nous sommes nés là-bas, qu’est-ce que vous voulez ? Malgré que ce soit notre pays, ils ne nous donnent pas la nationalité et on s’en fout. Mais les gens vivaient comme ça, sans nationalité et personne ne demandait des comptes62. »

Pour Mireille en revanche, « L’école arabe, le professeur […], c’est une agnabia. On le disait tout de suite. […] Pour eux, j’étais une agnabia, une étrangère, bien que j’étais née en Égypte, parce que nous n’avons pas la nationalité égyptienne63 ».

D’autres enfin, qui avaient la nationalité égyptienne, déclarent n’avoir réalisé qu’au moment où ils s’apprêtent à quitter le pays qu’ils y étaient perçus non comme des Égyptiens à part entière mais comme des égyptianisés.

En second lieu, ces conditions objectivement mauvaises se traduisent par le rétrécissement du cadre social, professionnel et communautaire. Il affecte de fait non seulement les communautés locales juives, mais aussi d’autres communautés locales ou étrangères dont les entreprises sont également frappées par les nationalisations.

Il concerne certains Égyptiens musulmans, d’origine circassienne, liés au Palais ou attachés au modèle ancien, touchés entre autres par les réformes agraires entre 1952 et 1962 et par les nationalisations. Jacob64 retourne au lycée en 1957, après la crise de Suez, et observe la réduction progressive du monde qui l’entoure :

« Là j’étais en 5e, il y avait trois classes de 5e avant, avant la guerre, avant le 30 octobre, il y avait trois classes. Et à la rentrée, il y en a eu une seule. Une seule, bon, avec quarante élèves ou cinquante élèves. À la rentrée de 58, il y en avait plus que vingt ou vingt-cinq. Et à la rentrée de 59, là j’étais en 3e, il n’y en avait plus que quinze peut-être, quinze à la rentrée de 59. »

Ce rétrécissement est, en Égypte, sans doute l’une des conséquences ou un aboutissement de la construction progressive de la figure de l’étranger, désigné comme Afranj, Urûbiyîn, ajânib ou khawaga65, derrière celle du juif ou du sujet local.

Confrontés au bouleversement de leur cadre de vie, beaucoup quittent le pays : « C’est vrai qu’on était respectés et aimés et tout, mais bon on n’avait pas beaucoup d’avenir. On se disait : “avec qui on va se marier ? Nos enfants, dans quel milieu ils vont vivre…” […] beaucoup sont partis à cause de cela, tout en pouvant rester… », raconte Maryse66, partie en 1966.

Le délitement progressif d’un univers, des réseaux et des cadres sociaux qui l’étayent s’accompagne également d’un sentiment croissant d’insécurité :

« C’était une dictature, et les régimes dictatoriaux c’est comme ça. […] Oui, c’est arrivé aussi. Parce que, je vous dis, les fameux renseignements. Il suffit qu’ils aient un soupçon, je dis n’importe quoi mais que vous connaissiez un ami juif, vous alliez boire un café avec lui, vous étiez partisan juif. Et à ce moment-là on les mettait en prison. Ou dans un camp, sans savoir pourquoi, ni comment. Puis ils se rendaient compte de la méprise et ils le libéraient, mais ces gens-là avaient passé six mois, trois mois, quatre mois, un an en prison. »

Enfin, pour certains, ni les différentes évolutions qui touchent le pays ni le rétrécissement du cadre de vie ne constituent des éléments explicatifs pour un départ qui reste perçu soit comme une punition injustifiée, soit comme dénué de sens. C’est le cas des parents de Joseph67. Communiste, sa mère est arrêtée en 1957. Elle réussit, par le biais du consulat d’Italie, à obtenir des papiers italiens et se voit rattachée, comme beaucoup d’autres juifs qu’on appellera alors des Italiens de papiers, à Livourne, dont les registres municipaux ont brûlé. Son père, qui a la nationalité égyptienne, reste en Égypte et rejoindra sa famille un peu plus tard. L’un et l’autre, arabophones, ne parlent plus de l’Égypte, sinon entre eux. Ils n’y sont jamais retournés. Ils n’arrivent pas à transmettre leur histoire, ils ne savent pas à qui et avec qui en parler. Pour Joseph, ils n’ont jamais compris pourquoi ils ont dû quitter leur pays.


Ce que j’ai pu recueillir au cours de mon travail décrit un paradoxe : le passage d’un état et d’un temps où il était possible de tenir au moins deux positions ensemble, sans contradictions ou sans que ces contradictions soient perçues ou vécues comme incompatibles – être juif et être en Égypte, être étranger et être autochtone, ce qui n’est bien sûr pas équivalent à la proposition précédente, être autre et être semblable –, à un état où n’est plus laissée la possibilité, ou sinon difficilement, ni d’être étranger ni d’être autochtone, ni juif ni égyptien…

Comme si la coexistence de ces positions n’était dorénavant plus tenable du dedans mais seulement en étant désormais à l’extérieur, « dans l’entre-deux d’un point de départ fictif, d’un point d’arrivée impossible68 » : si l’on ne peut plus être juif en Égypte, on devient Juif d’Égypte. Mais ne peut-on appartenir, être reconnu comme « étant de » qu’à partir du moment où justement on devient « hors de » ?

Quelle place dans la mémoire et dans l’histoire donner aux juifs, perçus comme ces « autres pareils » ou ces « mêmes qui se positionnent comme autres » en et hors d’Égypte ? Quelle place conférer à l’altérité pourtant constitutive du social dans la construction des appartenances ?

Certaines des réactions au film d’Amir Ramsès, sorti en 2013 et intitulé Juifs d’Égypte, fournissent ici pour partie la réponse à une telle question, mettant en évidence la vision d’un seul et unique mode, intenable, d’appartenance à l’Égypte, sans tenir compte de la diversité des positionnements, des trajectoires, des liens, des modes de vie et des cultures.

Ainsi, à propos du film, Warda Mohamed69 évoque un temps où les « juifs étaient des Égyptiens comme les autres ». Qu’est-ce qu’être un Égyptien comme les autres ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Et qui sont ces autres auxquels les juifs doivent ressembler, le terme « comme » introduisant de fait déjà une séparation, une différence ? Le film s’intéresse en particulier aux Juifs restés dans le pays ou qui sont installés en France, qui ont été pour beaucoup militants communistes et revendiquent au cours du film leur refus de s’installer en Israël. Warda Mohamed revient sur une « enfance heureuse, le sentiment de sécurité alors que les coreligionnaires sont persécutés en Europe et le basculement dans la haine au moment où naissait Israël, pour lequel la plupart ne nourrissaient pourtant aucune sympathie », dans une Égypte décrite par cette dernière comme une « terre d’accueil pour des juifs persécutés en Europe qui voulaient fuir l’extermination ».

De là à conclure que la plupart des juifs égyptiens combattaient le sionisme, le pas est vite et allègrement franchi… Mon propos n’est pas ici de porter un jugement sur le contenu du film, ni sur les choix de l’auteur, mais de souligner le prix pour les Juifs d’Égypte et pour leur histoire, de la reconnaissance dont ce documentaire est censé témoigner : tout en inscrivant leur présence en Égypte et leur appartenance à la vie politique du pays, il n’en masque pas moins la diversité de leurs trajectoires, de leurs affiliations, de leurs aspirations, de leurs choix et enfin de leurs différences70. Cette « reconnaissance » intervient d’ailleurs, comme le constate un de mes informateurs à juste titre, à l’heure où les juifs sont devenus presque inexistants en Égypte.


Finalement, pour de nombreux Juifs d’Égypte, la revendication d’un lien à l’Égypte qui tienne compte de l’histoire, des expériences et de leurs spécificités, d’une marge qui s’est construite par et de l’intérieur, se dit donc désormais de l’extérieur.

« En Égypte, nous ne nous qualifions pas d’Égyptiens mais nous étions vraiment d’Égypte. C’est-à-dire que quand nous avons quitté l’Égypte, c’est notre patrie que nous avons quittée. Ce n’est pas un pays étranger. Mais c’était une patrie étrange puisque nous n’étions pas totalement assimilés non plus, vous voyez c’est… c’était une espèce de patrie dans le pays. De monde à nous au sein du pays71. »

« Nous avons toujours été les Juifs d’Égypte plutôt que les Égyptiens. C’est-à-dire on sent une appartenance à l’Égypte mais finalement à travers notre communauté. […] et moi je ressentais ça : une fois que tous les juifs sont partis, je ne me sens plus chez moi dans ce pays. Ça n’est plus mon pays. Parce que mon pays, c’était d’une certaine façon les Juifs d’Égypte » (Elie)72.

Les personnes rencontrées décrivent ainsi souvent ce passage entre un temps où ils ont été dans le lieu physiquement mais avec le désir ou le sentiment d’être « hors de » culturellement et symboliquement, et un moment où ils ont été « hors de » physiquement, pour rejoindre le lieu auquel ils se pensaient et restent symboliquement attachés, la France.

« L’Égypte n’est pas ma maison. Elle n’a pas été ma maison depuis des décennies. En fait, l’Égypte n’a jamais été ma maison. Je n’appartenais pas en Égypte. Une grande partie de mon enfance et de l’adolescence en Égypte a consisté à trouver des moyens de faire croire que j’étais déjà hors d’Égypte. L’Égypte était mon lieu de naissance, mais de nom seulement. J’ai grandi en Égypte, je suis allé à l’école en Égypte, mon premier béguin était en Égypte. Mais ma famille n’était pas égyptienne. Je suis un Juif né dans une famille turque en Égypte. Mais je ne suis pas turc. J’ai été envoyé dans les écoles britanniques en Égypte, mais je ne suis pas britannique. Ma famille est devenue italienne, et j’ai appris à parler italien, mais ma langue maternelle est le français. […] la France était la maison de mon âme, ma maison imaginaire, et le restera toute ma vie, même si aucune seule once de moi n’est française73. »

Mais avec leur départ, cette « seconde sortie » à partir de laquelle se structure aussi une communauté juive diasporique d’Égypte, ce rapport se renverse pour partie. L’Égypte devient un ailleurs « comme lieu de la vraie vie74 ».



Aujourd’hui, « c’est à Alexandrie que mes pensées dérivent chaque fois que je pense à ce que je désire le plus dans la vie : ce ciel et rien d’autre, ces plages et rien d’autre, et ce genre de personnes et rien d’autre. Évacuée, la peur qui m’a toujours poursuivi comme une ombre […] et qui continue à me hanter chaque fois que je repense à ces jours – et c’est la première chose que je tiens à bannir de la face de ce pays – je suis déjà là75 ».

Car ce qu’ils sont doit en partie au passé et à l’Égypte, comme matrice qui les constitue à la fois comme soi et donc aussi comme autres, et comme société à laquelle ils ont appartenu. Et ce que l’Égypte est au présent doit également à la présence des juifs dans le pays, entre autres communautés : ils ont été là, ils ont été une composante de cette société, qu’ils ont marquée et qui les a marqués. Ils gardent une partie de la mémoire des Égyptiens comme ces derniers détiennent une part de la mémoire des Juifs.

Pour nombre d’entre eux, leurs liens à la judéité, au judaïsme et aux multiples composantes d’une identité plurielle, parmi lesquelles pouvait figurer l’arabité, se conjuguaient sous les auspices de leurs ancrages locaux, culturels et plus tard nationaux égyptiens associés à d’autres territoires imaginaires, transposés en Égypte.

Un jour, leur fut demandé de trancher entre ces différentes affiliations pour n’en choisir qu’une : étaient-ils juifs ? Étaient-ils français, italiens… ? Étaient-ils égyptiens ? Étaient-ils francophones ? Anglophones ? Arabophones ? Ils étaient, souvent, tout cela à la fois. D’autres alors se chargèrent de répondre pour eux et de faire, à leur place, un choix, les poussant à un départ dès lors devenu exil.

NOTES

  • 1 Dario Miccoli, « Moses and Faruq. The Jews and the study of history in interwar Egypt, 1920s-1940s », Quest. Issues in Contemporary Jewish History. Journal of Fondazione CDEC, November 2012, n° 4, [En ligne] URL : www.quest-cdecjournal.it/focus.php?id=319
  • 2 André Aciman, Adieu Alexandrie (1994), Paris, Flammarion, 2011, p. 16.
  • 3 Ibid., p. 71 et suivantes. L’ouvrage est émaillé de ces expressions qui scandent notamment les relations familiales.
  • 4 Ibid., p. 113. Je reprends ici la retranscription de l’arabe utilisée par l’auteur lui-même.
  • 5 Ibid., p. 91.
  • 6 Ibid., p. 88.
  • 7 Il s’agit de fenugrec.
  • 8 Ibid., p. 124.
  • 9 Il s’agit ici d’un départ tardif au regard des départs de 1948, pour les communautés juives, et de 1956 pour les personnes de nationalité française et anglaise et/ou identifiées comme sionistes, ainsi que pour certains apatrides. Frédéric Abécassis et Anne Le Gall-Kazazian, « L’identité au miroir du droit, le statut des personnes en Égypte (fin xixe-début xxe siècle) », Égypte-Monde arabe, 1992, n° 11, p. 11-38.
  • 10 André Aciman, op. cit., p. 385 et 392.
  • 11 Voir à ce sujet, à propos de la population égyptienne, l’analyse de Lucie Ryzova, The Age of the Efendiyya. Passages to Modernity in National-Colonial Egypt, Oxford University Press, 2014.
  • 12 Ce terme désigne en général les chrétiens syro-libanais installés en Égypte.
  • 13 Elle passe de 3 000 à 4 000 individus en 1840 à plus de 60 000 en 1920. Güdrun Krämer, The Jews in Modern Egypt, Seattle, University of Washington Press, 1989.
  • 14 Voir notamment à ce sujet Michèle Baussant, « Étrangers sans rémission ? Être Juif d’Égypte », Ethnologie française, 2013/4, vol. 43, p. 671-678.
  • 15 Joël Beinin, The Dispersion of Egyptian Jewry, Culture, Politics and the Formation of a Modern Diaspora, Berkeley, University of California Press, 1998.
  • 16 Michèle Baussant, « Travail de la mémoire et usages du passé : l’exemple des Juifs d’Égypte », in Marianne Amar, Hélène Bertheleu (dir.), Mémoires des migrations et temps de l’histoire, Tours, Presses François Rabelais-université de Tours, 2015, p. 123-138 ; Michèle Baussant, « Formes de patrimonialisation de la mémoire chez les Juifs d’Égypte en France », in Chantal Bordes-Benayoun (dir.), Judaïsmes : une socio-anthropologie de la diversité religieuse et culturelle, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 81-100.
  • 17 Terme qui de fait peut pourtant désigner et regrouper une variété de religions et de nationalités. Aussi ce vocable renvoie-t-il à une figure dont on ne peut, semble-t-il, pas aisément identifier à quel ensemble – national, religieux, « ethnique » – elle appartient.
  • 18 [En ligne] consulté le 1er octobre 2014. URL : http://hebdo.ahram.org.eg/News/7138.aspx#.VC-QWABqIv0
  • 19 [En ligne] consulté le 16 septembre 2014. URL : http://www.jpost.com/Not-Just-News/WATCH-Egyptian-academic-demands-Jews-give-back-gold-stolen-during-the-Exodus-375282
  • 20 Concernant la période contemporaine, à l’exception de quelques travaux, dont notamment les nombreux ouvrages de Jacques Hassoun, les Juifs d’Égypte ont d’ailleurs été relativement peu étudiés. Voir notamment : Maurice Fargeon, Les juifs en Égypte. Depuis les origines jusqu’à ce jour, Le Caire, imprimerie Paul Barbey, 1938 ; Racheline Barda, The Migration Experience of the Jews of Egypt to Australia, 1948-1967: A Model of Acculturation, thèse Ph.D., University of Sydney, Australie, 2006 ; Beinin Joël, « Egyptian Jewish Identities: Communautarisms, Nationalisms, Nostalgias », Stanford Humanities Review, 1994, vol. 5, n° 1, p. 92-119, reprinted in Goshe. Bulletin des Juifs d’Égypte en Israël, janvier 2000, n° 16, p. 14-22 ; Jacques Hassoun (textes réunis et présentés par), Juifs du Nil, Paris, Le Sycomore, 1989 ; Güdrun Krämer, The Jews in Modern Egypt, Seattle, University of Washington Press, 1989 ; Jacob Landau, Jews and non-Jews in nineteenth-century Egypt and Syria, Jérusalem, Hebrew University, 1974 ; Michael Laskier, The Jews of Egypt, 1920-1970, New York-Londres, New York University Press, 1992 ; Dario Miccoli, Histories of the Jews of Egypt: An Imagined Bourgeoisie, 1880s-1950s, Routledge, « Routledge Studies in Middle Eastern History », 2015 ; Victor Sanua, A Guide to Egyptian Jewry in the Mid-Twentieth Century, Orlando, International Society for Sephardic Progress, 2004 ; Simon Shamir, « The Evolution of the Egyptian nationality laws and their application to the Jews in the Monarchy Period », in Shamir Shimon (ed.), The Jews of Egypt: A Mediterranean Society in Modern Times, Boulder, Westview, 1987, p. 41-58.
  • 21 Ainsi, au cours de mon travail, j’ai pu observer que plus les personnes sont parties jeunes d’Égypte, plus l’évocation du pays et la question du départ, comme de l’insertion sociale et culturelle en France, semblent souvent douloureuses et soulèvent de nombreuses émotions. De même, plusieurs entretiens ont mis en évidence que de nombreuses personnes ayant quitté l’Égypte la cinquantaine passée n’avaient pas survécu longtemps à l’exil. Voir : Michèle Baussant, « Un nom éternel qui ne sera jamais effacé : nostalgie et langue chez les Juifs d’Égypte en France », Terrain, 2015, n° 65, p. 52-75.
  • 22 Jacques Hassoun, « Les langues de l’exil », in Maurice Olender (dir.), Le racisme, mythes et sciences, Paris, éditions Complexe, 1981, p. 369.
  • 23 Voir à ce sujet Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge, sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1994.
  • 24 Elle a été effectuée dans le cadre du projet de l’ANR « Circulations religieuses et ancrages méditerranéens » (Cirelanmed) et du projet PPCARE2 : « Histoires perturbées, passés retrouvés : analyse croisée d’histoires orales et d’histoire dans des contextes post-conflits et postcoloniaux ».
  • 25 Ils évoquent parfois ce déficit de reconnaissance comme le fruit d’une triple aliénation de l’histoire des Juifs d’Orient aux récits des pays arabes, des pays occidentaux et du judaïsme ashkénaze. Ce déficit ne touche pas seulement leur histoire mais aussi les souffrances qu’ils ont endurées et qui ont souvent été minorées ou ignorées.
  • 26 André Aciman, Adieu Alexandrie, op. cit., p. 366.
  • 27 Cette hétérogénéité s’observe entre autres dans les rites – entre sépharades et orientaux, ashkénazes et karaïtes –, dans les langues ou encore les nationalités.
  • 28 « Notre identité culturelle se fonde à la fois sur des images-souvenirs et sur des pratiques spécifiques dont il reste, le plus souvent, des traces profondes dans notre existence actuelle. En ce sens, la culture du Juif égyptien n’est pas celle du Juif algérien ni du Juif italien. Chacune de ces cultures prend ses assises sur sa propre histoire et ces assises sont nécessaires à chacun pour se reconnaître soi-même dans son identité propre », Albert Pardo, « Courrier », Nahar Misraïm, 2001, n° 8, p. 8.
  • 29 Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Puf, 1950 ; Marie-Claire Lavabre, op. cit.
  • 30 C’est le travail auquel s’attelle, entre autres, l’association internationale Nebi Daniel, créée en 2003. Il s’agit d’une association internationale, qui se définit comme apolitique et à but non lucratif, plus spécifiquement orientée vers un patrimoine resté en Égypte et judaïque. Le regroupement sous forme d’association a clairement pour objectif de canaliser les actions – telles que l’entretien des cimetières, la numérisation des registres d’état civil… – et d’établir une structure légale, pérenne et légitime, identifiable par les autorités égyptiennes et la plus représentative possible des intérêts des Juifs d’Égypte, qui gèrerait les finances, le patrimoine et la succession de la communauté d’Alexandrie dans un premier temps.
  • 31 Ce motif d’un enracinement multiséculaire en Égypte est antérieur au départ contemporain des juifs hors de l’Égypte. Joël Beinin, « Egyptian Jewish Identities: Communautarisms, Nationalisms, Nostalgias », op. cit.
  • 32 Jacques Hassoun, « Les langues de l’exil », in Maurice Olender (dir.), Le racisme, mythes et sciences, op. cit., p. 369.
  • 33 Cette perspective est assez proche de celle de la monarchie égyptienne et de l’entreprise de Gabriel Hanotaux qui, dans son histoire de la nation égyptienne, s’applique à inscrire la dynastie de Mohammed Ali dans la continuité d’un héritage pharaonique. Gabriel Hanotaux, Histoire de la nation égyptienne, Paris, Plon, 1934.
  • 34 Manon Capo, « Quelles transmissions pour “l’histoire des clans” ? Divergences à propos du bon usage des histoires familiales kanak de la région de Bayes (centre-est de la Grande Terre de Nouvelle-Calédonie) », texte non publié, 2010 ; Michèle Baussant, « Étrangers sans rémission ? Être Juif d’Égypte », art. cit, p. 671-678.
  • 35 Voir à ce sujet Michèle Baussant, « Travail de la mémoire… », art. cit.
  • 36 Jacques Hassoun, « Les langues… », art. cit., p. 370.
  • 37 Voir Frédéric Abécassis, L’enseignement étranger en Égypte et les élites locales (1920-1960). Francophonie et identités nationales, thèse en histoire, université de Provence Aix-Marseille, 2000. [En ligne] URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-00331877/document.
  • 38 Jacques Hassoun, « Les langues… », art. cit., p. 370.
  • 39 Également appelés Syriens d’Égypte jusqu’à la fin des années 1930. Certains, très européanisés, prétendaient ignorer l’arabe et passaient leurs vacances en Europe, tandis que d’autres restaient attachés à leur patrie d’origine, à leur langue et à leur culture. Habib Tawa évoque le modèle alexandrin, partagé entre le milieu cosmopolite et chacun des milieux communautaires, véhiculé par les écoles et les langues européennes. Il imprègne même les arabophones. Tawa Habib, « Alexandrie à Beyrouth, d’une société multiculturelle à une société multiconfessionnelle », in Louis Blin et Caroline Gauthier-Kurhan (dir.), Alexandrie et la Méditerranée. Entre histoire et mémoire, Paris, Maisonneuve et Larose, 2006, p. 111-124.
  • 40 Jacques Hassoun, « Les langues… », art. cit., p. 370.
  • 41 André Aciman, Adieu Alexandrie, op. cit.
  • 42 Voir l’ouvrage de Mohammed Omar, qui développe cet aspect au sujet de la société égyptienne et des sociétés musulmanes en particulier, Les raisons de l’arriération des Égyptiens, paru en 1902. Dans Alain Roussillon, « Réforme sociale et production des classes moyennes. Muhammad’Umar et “l’arriération des Égyptiens” », in id. (dir.), Entre réforme sociale et mouvement national, Le Caire, CEDEJ éditions, 1995, p. 37-89. [En ligne] URL : http://books.openedition.org/cedej/1398?lang=fr
  • 43 Jacques Hassoun, « Les langues… », art. cit., p. 371.
  • 44 André Aciman, Adieu Alexandrie, op. cit., p. 156.
  • 45 Littéralement « égyptianisés ».
  • 46 Frédéric Abécassis, L’enseignement étranger en Égypte…, op. cit., 2000.
  • 47 André Aciman, Adieu Alexandrie, op. cit., p. 259.
  • 48 Edwin Diday, « Mon histoire du second exode », in Ada Aharoni, כריכה חדשה – עידן הזהב של תּים’ ‘מצרים, Haïfa, Iflac, 2015, p. 3 et 6.
  • 49 Femme née en 1931 à Alexandrie, de père né en Macédoine et de nationalité yougoslave, et de mère née à Jérusalem. Elle est partie d’Égypte en 1950 pour faire ses études et sa famille a quitté le pays en 1956. Cadre supérieure à la retraite, vivant à Paris au moment de l’entretien.
  • 50 Carole Naggar, Égypte. Retour, Paris, Nahar Mizraïm, 2007, p. 94 et 98.
  • 51 Ibid., p. 119.
  • 52 André Aciman, « Introduction », in id., Letters of Transit. Reflections on Exile, Identity, Language and Loss, New York, The New Press, p. 10.
  • 53 Homme né à Alexandrie en 1909, employé dans diverses sociétés. Sa mère est d’origine grecque et son père est né au Maroc. Il quitte Le Caire en 1956. Il vit en région parisienne au moment de l’entretien.
  • 54 Edwin Diday, « Mon histoire… », art. cit., p. 5-6.
  • 55 Femme née en 1931, déjà citée.
  • 56 Homme né en 1909, déjà cité.
  • 57 Après 1956, elle apparaît plus souvent comme l’un des motifs de l’exil.
  • 58 Voir la rencontre que l’ASPCJE (Association pour la sauvegarde du patrimoine culturel des Juifs d’Égypte) a organisée en décembre 2010 sur « Les causes et les conditions de nos départs successifs d’Égypte entre 1948 et 1967 (départ choisi ou départ forcé) ».
  • 59 Homme, né en 1930, à Alexandrie, d’ascendance paternelle et maternelle syro-libanaise. Cadre supérieur, il est expulsé d’Égypte en 1956. Il vit à Paris au moment de l’entretien.
  • 60 Frédéric Abécassis et Jean-François Faü, « Le monde musulman : effacement des communautés juives et nouvelles diasporas depuis 1945 », in Antoine Germa, Benjamin Lellouch, Evelyne Patlangean (dir.), Les juifs dans l’histoire, Paris, Champ Vallon, 2001, p. 815-840.
  • 61 Femme née à Alexandrie en 1944. Du côté paternel, ses ascendants sont venus de Tunisie et du côté maternel, de Grèce. Enseignante à la retraite. Elle quitte l’Égypte en 1965 pour s’installer en Amérique du Nord.
  • 62 Né à Alexandrie en 1909, employé dans une compagnie d’assurance, puis dans diverses sociétés. Sa mère est venue de Grèce en Égypte et son père est né au Maroc. Il est expulsé en 1956. De nationalité française, il s’installe en région parisienne.
  • 63 Femme née en 1912, à Alexandrie, d’ascendants venus d’Italie. Enseignante à la retraite. Elle quitte l’Égypte en 1967 et s’installe en Amérique du Nord.
  • 64 Homme né à Alexandrie en 1945, ingénieur informaticien. Il ne sait pas d’où venaient ses ascendants, sinon qu’ils étaient déjà installés en Égypte en 1840. Il quitte l’Égypte en 1959 pour la France.
  • 65 Il s’agit d’un terme d’origine persane, passé sans doute du turc à l’arabe égyptien, autrefois appliqué aux lettrés, aux princes et aux riches négociants et en général, en Égypte, donné aux étrangers et aux personnes « européanisées ».
  • 66 Femme née en 1948, à Alexandrie, de confession chrétienne, cadre supérieure, italienne du côté maternel et égyptienne (avec également des ascendants grecs) du côté paternel. Elle quitte l’Égypte en 1966 et vit en France.
  • 67 Homme, né en 1951, au Caire, de confession juive, enseignant résidant à Paris.
  • 68 Jacques Hassoun, « Les Juifs : une communauté contrastée », in Robert Ilbert et Ilios Yannakakis (dir.), Alexandrie, 1860-1960, un modèle éphémère de convivialité : communautés et identité cosmopolite, Paris, Autrement, 1992, p. 66.
  • 69 Warda Mohamed, « Au nom des Juifs d’Égypte. Devoir de mémoire », Orient XXI, 2013. [En ligne] consulté le 12 février 2014. URL : http://orientxxi.info/lu-vu-entendu/au-nom-des-juifs-d-Égypte,0446
  • 70 Comme au fond de la différence, au sein d’une même société, entre Égyptiens, sans doute sommés eux aussi d’être des Égyptiens comme les autres, sans tenir compte de la multiplicité de leurs appartenances…
  • 71 Femme, née à Alexandrie en 1943, d’ascendance slovène et croate et de nationalité autrichienne. Elle est partie d’Égypte en 1966 et s’est installée dans plusieurs pays avant de venir en France.
  • 72 Voir note 58.
  • 73 André Aciman, « An Alexandrian in search of lost time », Newsweek. [En ligne], consulté le 5 novembre 2011, URL : http://www.newsweek.com/alexandrian-search-lost-time-68691 [lien valide en avril 2015]. Ma traduction.
  • 74 Jacques Hassoun, « Les langues… », art. cit., p. 369.
  • 75 André Aciman, « An Alexandrian… », art. cit.

Michèle Baussant


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