Diaspora juive

Corailleurs et médecins juifs entre Provence, Catalogne et Sardaigne (XIVe siècle)

Dans la seconde moitié du XIVe siècle, les documents de la pratique latins et hébraïques dévoilent des flux de corailleurs et de médecins juifs entre Provence, Sardaigne et Catalogne, à l’instar de Mordacays Joseph, Bonjuson Bondavin ou encore Maymon Ferrier.

Or, ces juifs qui partent travailler chez l’autre ne semblent connaître ni les affres du déracinement ni celles de l’altérité et ce, non pour les raisons classiquement avancées dans le cadre de la diaspora, donc pas grâce à la solidarité communautaire. L’exemple de l’entreprise du corail à l’échelle de la Méditerranée occidentale dévoile plutôt un emboîtement complexe, dans lequel les frontières culturelles entre les partenaires économiques juifs et chrétiens ne sont pas surdéterminantes.

L’ensemble du monde méditerranéen médiéval a connu une extrême mobilité humaine 1.

Des groupes ont essaimé sur les pourtours du bassin méditerranéen, au point de former parfois de véritables diasporas, à l’instar des communautés italiennes qui s’étendent des rives de la mer Noire à l’Angleterre, lesquelles constituent de multiples lieux d’accueil pour les marchands péninsulaires.

Le concept de diaspora s’applique, bien sûr, par excellence, aux communautés juives qui se pérennisent au Moyen Âge dans les mondes chrétien, occidental et byzantin, et dans le monde arabo-musulman.

Les communautés juives médiévales participent d’une même koinê, que décrit, notamment, Benjamin de Tudèle dans son Livre des voyages, au xiie siècle (v.1165/6-1173)2. Les relations économiques qu’elles entretiennent entre elles sont bien connues, grâce, en particulier, au fonds d’archives exceptionnel de la Geniza du Caire exploité d’abord par Shelomoh ­Goitein3.

Plus généralement, les historiens, mais aussi les géographes, les économistes et les sociologues se sont déjà beaucoup penchés sur le fonctionnement économique des diasporas, passées et contemporaines 4.

L’examen de migrations individuelles définitives ou de longue durée au sommet de la société juive, dans le milieu des ­corailleurs et des médecins, au sein d’une aire qui s’étend entre ­Provence, ­Catalogne et Sardaigne, permet toutefois de renouveler et de compléter l’approche de la question.

Au sein de cette aire, les juifs médiévaux s’épanouissent dans le cadre juridique de la communauté : universitas dans le Midi de la France, aljama en Catalogne et en Sardaigne sous domination aragonaise. Elle garantit une forme d’autonomie et la possibilité de vivre en conformité avec les commandements du judaïsme au sein de l’environnement chrétien majoritaire.

Nombreuses sont les communautés juives médiévales qui ont donné lieu à des monographies historiques.

Pour la Provence du bas Moyen Âge, sans exhaustivité possible, on peut retenir les ouvrages de Joseph Shatzmiller sur Manosque et de Danièle Iancu sur Aix-en-Provence 5.

Pour la Sardaigne, Cecilia Tasca œuvre à l’édition des sources relatives aux communautés juives d’Alghero, de Cagliari, d’Oristano et de Bosa, au xive siècle 6.

Pour la péninsule Ibérique, les spécialistes sont nombreux également : outre l’œuvre d’Ytzhak Baer, les études de Yom Tov Assis sur les juifs de la Couronne d’Aragon, puis l’ouvrage d’Elka Klein sur les juifs de Barcelone au Moyen Âge 7, des travaux sont actuellement en cours sur les juifs de Gérone à partir du fonds hébraïque récemment exhumé, réalisés par l’équipe d’historiens et de paléographes coordonnée par Claude Denjean 8.

La collecte des sources hébraïques médiévales connaît un grand élan depuis quelques années 9. Mais pour l’heure, les communautés juives restent principalement connues à partir de sources dites « externes », à savoir latines ou romanes, ayant trait à la norme ou à la pratique. C’est le cas, notamment, de la communauté juive de Marseille au xive siècle, qui sert d’ancrage à cette étude 10.

Le fonds exploité est latin – il s’agit principalement d’actes notariés et de pièces judiciaires –, à l’exception d’un registre entièrement rédigé en hébreu 11.

Au XIVe siècle, au temps des Angevins, la communauté juive de Marseille est l’une des trois plus importantes du comté de Provence, estimée entre 1 000 et 2 000 individus, soit environ 10 % de la population totale de la ville.

Juiveries de Marseille

Elle se caractérise par une frange élargie de notables, composée de plusieurs dizaines de familles, détentrices du pouvoir politique dans le cadre de la communauté, du pouvoir économique grâce au prêt à intérêt, à l’artisanat et au commerce, et d’un savoir à deux volets, sacré, mais aussi profane, par le biais de la médecine.

Ces élites urbaines juives marseillaises cultivent des solidarités fondées sur la richesse avec la noblesse urbaine chrétienne.

Elles investissent dans la terre et dans la pierre, preuve de confiance dans le présent et l’avenir, et preuve de stabilité. Cette stabilité va toutefois de pair avec des migrations de longue durée ou définitives.

Les juifs marseillais qui partent travailler chez l’autre et qui émergent de la documentation appartiennent à ces élites, à l’instar du corailleur Mordacays Joseph ainsi que du médecin et rabbin Bonjuson Bondavin, tous deux juifs de Marseille partis en Sardaigne à la fin des années 1380, ou encore de leur contemporain catalan Maymon Ferrier, corailleur originaire de Barcelone, qui tente de se faire une place à Marseille avant de s’implanter à Alghero.

Or, leur parcours, entre Provence, Catalogne et Sardaigne, ne semble pas procéder de mécanismes habituellement opérants en diaspora, dans le sens où ils ne relèvent pas exclusivement de réseaux communautaires ni de solidarités fortes entre minoritaires.

Entre Provence, Catalogne et Sardaigne

Les terres de la Couronne d’Aragon (Catalogne, Baléares et une partie de la ­Sardaigne) constituent l’une des deux principales aires d’échanges qui intéressent les négociants juifs marseillais dans la seconde moitié du xive siècle, avec le ­Levant.


La Couronne d’Aragon

Les rapports avec la Sardaigne ne se limitent pas à la partie aragonaise de l’île.

Depuis le début du XIVe siècle, les juges d’Arborée dominent l’autre partie et sont quasiment indépendants. À partir de la conquête de Jacques II d’Aragon (1323-1326), auquel le pape concède la royauté de l’île après la dure campagne contre les Pisans et les Génois, une guérilla d’usure se poursuit tout au long du siècle entre la Couronne d’Aragon et les juges d’Arborée soutenus par les Génois 12.

La population juive de Sardaigne connaît un renouveau à partir des années 1320, dès lors qu’Alphonse IV favorise le peuplement catalano-aragonais dans l’île. Un premier groupe de juifs catalans arrive à Alghero dans les années 1328-1331.

La ville abrite la communauté juive de l’île la plus dynamique sur le plan économique. En outre, les juifs catalans participent à la conquête du Regnum Sardiniae et Corsicae par le biais de l’impôt.

Ainsi, la flotte royale dirigée en août 1353 sur Alghero pour réprimer la révolte est en partie financée par l’impôt perçu sur les juifs de Gérone, de Perpignan et de Montblanc. En 1368, une seconde expédition est financée par les aljamas de Barcelone et de Perpignan 13.

Alghero

Le judaïsme sarde médiéval est catalano-aragonais, mais aussi en partie français – à la suite des expulsions des juifs du royaume de France à partir de 130614 – puis en partie provençal à partir du milieu du xive siècle.

Un premier flux de juifs provençaux est repéré en 1344, un second à partir de 1370, et enfin un troisième au début du siècle suivant 15.

Bien qu’elle soit traditionnellement considérée comme la fin de « l’âge d’or » pour les communautés juives de l’Europe méditerranéenne, la seconde moitié du xive siècle ne semble donc pas constituer le temps du repli pour les élites juives migrantes.

La communauté juive de Marseille n’a pas connu de violences ni d’émeutes consécutives aux vagues d’épidémies de peste noire qui touchent le port à partir de la fin de l’année 1347 – 16.

En ce qui concerne les terres de la Couronne d’Aragon, le grand tournant pour les juifs date de 1391.

Barcelone est touchée au mois d’août par des massacres qui font 250 victimes environ 17. Les archives notariales de Marseille en livrent peut-être l’écho et signalent la présence, dans les années 1390, de quelques néophytes originaires de Barcelone 18. Leur immigration à Marseille ne semble toutefois pas s’apparenter à un exil : ils sont déjà convertis avant leur arrivée et rien n’indique qu’ils sont sur le chemin de l’apostasie du christianisme. D’ailleurs, ils conservent des affaires dans leur cité d’origine, confiées à des procureurs, également néophytes, restés sur place à Barcelone.

Ces migrations s’opèrent donc au sein d’un espace pacifié pour les juifs, certes scindé du point de vue politique, mais qui, somme toute, ne présente aucun obstacle aux migrations économiques définitives ou de longue durée.

Du point de vue juridique, en effet, le droit écrit est la règle. Les actes sont couchés sur papier en latin. Ceux qui sont produits à Marseille sont valables à Alghero ou Cagliari.

D’ailleurs, les notaires eux-mêmes se déplacent et exercent leurs fonctions indifféremment, qu’ils soient en Provence, en Catalogne ou en Sardaigne, à l’instar du notaire marseillais Jean Georges dit d’Ollières, qui se rend personnellement à Oristano dans les années 1370 et qui enregistre des prêts consentis par des autochtones juifs et chrétiens à des juifs de Marseille présents dans l’île 19.

Le latin et l’hébreu sont les deux langues des affaires qui transcendent les frontières politiques de l’espace considéré.

Les écrits hébreux ont force probatoire devant la justice du prince et il n’est pas rare que même les transactions entre chrétiens et juifs soient uniquement consignées en hébreu. C’est le cas pour la dette de 300 florins contractée par le grand homme d’affaires juif marseillais Léon Passapayre et son gendre Bonjuson Bondavin, dans les années 1380, auprès du noble Pierre Ricau.

Le 11 novembre 1388, une nouvelle opération entre les deux parties donne lieu, cette fois-ci, à un acte notarié latin parvenu jusqu’à nous, qui mentionne l’acte hébreu instrumenté antérieurement 20. C’est la preuve de la confiance accordée au partenaire juif seul capable de lire le texte. Qui plus est, si les juifs n’apprennent à lire et écrire que l’hébreu, ils déchiffrent suffisamment le latin pour mener à bien leurs affaires en collaboration avec les notaires chrétiens.

Des preuves existent, telle l’intervention de deux courtiers juifs associés dénommés Pisan et Profach, appelés en septembre 1375 par le juge du tribunal angevin en tant qu’experts auprès de la cour, dans le cadre d’un litige entre deux chrétiens au sujet d’une société. Les experts juifs examinent alors des écritures latines et d’après les pièces judiciaires conservées dans le registre de la Cour du palais, le rapport d’expertise est rédigé en hébreu par l’un des deux courtiers juifs 21.

Au sein de l’aire considérée, les techniques commerciales sont bien sûr les mêmes, qu’il s’agisse des contrats de location, des reconnaissances de dette, des ventes à crédit, des sociétés ou des commandes.

Les écritures permettent même de réaliser des paiements sans recourir aux espèces.

En effet, transformer du numéraire en une créance matérialisée par un contrat écrit, latin ou hébreu, offre des avantages. Nominatifs, les actes préservent des spoliations et des vols et se transmettent en héritage.

Soumis à intérêt, ils constituent un placement a priori rentable. Cessibles, ils servent tels quels à des paiements, comme une sorte de chèque, voire de monnaie fiduciaire. Dotés de la force probatoire, ils autorisent le recours en justice et garantissent la défense des droits.

En outre, les juifs qui migrent conservent un statut juridique quasi identique, en théorie comme en pratique. Partout, ils sont « serfs de la Chambre royale », c’est-à-dire qu’ils bénéficient de la protection du prince en échange du paiement d’un impôt communautaire 22.

Partout, ils peuvent s’implanter dans une ville qui offre toutes les possibilités d’une vie juive.

De même, les cadres de la vie économique leur sont familiers et les juifs identifiés comme migrants dans la documentation latine parviennent, souvent, à pérenniser leurs activités principales.

C’est le cas, manifestement, des juifs très actifs dans le secteur du corail, dont la pêche s’effectue surtout au large de Marseille et en mer de Sardaigne, depuis que les côtes napolitaines sont interdites aux barques marseillaises, à la suite des guerres opposant Louis Ier et Louis II d’Anjou aux princes de Duras, dans les années 1380 -23.

Le corail est le produit le plus exporté par les négociants juifs.

Il constitue un produit de luxe, à haute valeur ajoutée, principalement destiné à la fabrication de bijoux, dont les fameux chapelets ou « filières » de patenôtres transportés en grandes quantités – quelques quintaux marseillais en moyenne 24 – et vendus au Levant et sur le marché international avignonnais.

Dans l’ensemble, les corailleurs marseillais, chrétiens comme juifs, sont nombreux en Sardaigne et bien encadrés. Marseille a un consul à Alghero.

Dans les années 1370, une quarantaine de barques marseillaises y pêchent régulièrement le corail 25. En 1376, le viguier catalan tente d’ailleurs d’exclure les Marseillais de leurs boutiques, preuve qu’ils accaparent une bonne part du marché.

Deux idées reçues peuvent être d’emblée écartées.

Tout d’abord, le corail ne constitue pas à Marseille au bas Moyen Âge une « économie d’enclave ethnique », dans le sens où le secteur n’est pas monopolisé par les juifs et n’offre pas de forte concentration d’entrepreneurs ni de main-d’œuvre juifs – le concept d’ « entreprise » s’entend ici au sens large, comme une organisation tenue par un ou plusieurs individus, destinée à transformer des facteurs de production en produits 26.

Ensuite, il n’est pas non plus une « économie immigrante », qui reposerait, par exemple, sur une main-d’œuvre exclusivement juive et des entrepreneurs exclusivement chrétiens.

En effet, contrairement au fonctionnement de la diaspora des juifs originaires du califat abbasside et immigrés en Ifriqiya au xie siècle tel que l’a décrit Avner Greif, l’activité du corail entre Provence, Sardaigne et Catalogne au bas Moyen Âge ne se fonde pas sur l’appartenance à la même communauté d’origine ni à la même famille.

Travailler avec l’autre

Les marchands « maghrébins » exhumés des documents de la Geniza du Caire par Avner Greif intègrent des communautés juives préexistantes en Tunisie, au sein desquelles ils cultivent une identité forte, distincte de celle de leurs coreligionnaires autochtones 27.

Le modèle qui s’esquisse pour les corailleurs du XIVe siècle entre Provence, Sardaigne et Catalogne, dévoile un système dont les mécanismes sont bien différents.

Les partenaires ne cultivent aucune forme de solidarité fondée sur la préférence confessionnelle. Les quelques traces explicites de contrats de societas relevées dans la documentation marseillaise latine du xive siècle (33 au total), conclus pour une durée limitée, entre un et cinq ans, révèlent que 57,5 % des associations (19) sont scellées entre juifs exclusivement, tandis que 42,5 % (14) lient des partenaires juifs et chrétiens.

Ainsi, en décembre 1332, le juif Gassonet Durant et le chrétien Pierre de Cépède contractent une société. Chacun investit 300 livres. Gassonet est chargé de faire fructifier ce capital tant sur terre que par mer et chacun est désigné procurator de l’autre 28.

D’autres types de contrats confirment que le choix d’accorder sa confiance à un partenaire ne découle pas de l’appartenance communautaire, comme les procurations destinées à désigner des agents outre-mer.

Par exemple, le 9 octobre 1381, le juif de Marseille Astrug Mossé fait procureurs les chrétiens ­Bernard ­Adhémar, marchand d’Alghero devenu citoyen et habitant de Marseille, et ­Bernard Salas, de Castillon d’Empurias, qui réside désormais à Alghero, ainsi que le juif de ­Marseille Mosson Salomon, pour récupérer, en son nom, auprès de Barthélemy de Salis de Barcelone, une commande d’environ 20 florins passée un an auparavant à ­Marseille 29.

Bernard Adhémar apparaît à diverses reprises comme acteur et agent du commerce du corail entre Provence et Sardaigne. Bien qu’il soit devenu citoyen marseillais, il reste propriétaire d’une domus à Alghero, qui sert peut-être de lieu de résidence temporaire à ses facteurs et associés venus de Provence et d’ailleurs.

Ainsi, en mai 1386, sa demeure sarde sert de dépôt à trois associés juifs – Mosson Salomon, Salomon Mossé et Abraham Bonehore, tous deux originaires de Beaucaire – pour une commande d’une valeur de 55 florins, importée de Marseille et composée d’une certaine quantité de radasses 30 neuves, de voiles de diverses couleurs, de vin cacher et d’autres marchandises 31.

La commande est la forme d’association la plus représentée dans les sources. Là encore, les actes notariés mettent au jour des partenariats multiples, sans préférence communautaire.

Par exemple, le 18 septembre 1383, Profach Crégut, juif de Salon et habitant de Marseille, ainsi que Massip Cohen, juif de Marseille, reçoivent en commande de Bertrand de Roquefort, 7 quintaux et 4 livres (soit près de 300 kilos !) de radasses neuves pour le prix de 84 florins, à raison de 12 florins le quintal, à porter à Alghero en Sardaigne, à bord du linh 32 de Jacques Solières, dit le Catalan, et à investir au mieux.

Les juifs auront le quart des profits réalisés. Ils pourront, si besoin, écouler les invendus à Oristano. La suite du document est difficilement lisible. Apparaît toutefois la mention, exceptionnelle dans nos documents, de l’utilisation d’une lettre de change 33.

Déjà dans le modèle d’Avner Greif, des garde-fous sont définis en dépit de la centralité de la relation d’homme à homme, des liens entre partenaires liés par le ciment identitaire et choisis, de préférence, au sein de la famille.

En effet, malgré tout, l’asymétrie de l’information économique, à savoir le fait que l’agent outre-mer détienne des éléments sur la conjoncture économique qui ne parviennent pas à temps à la connaissance du marchand sédentaire, peut laisser place à l’escroquerie. Or, le recours devant le tribunal est jugé trop onéreux et la justice est dénoncée pour son inertie. Dans ces conditions, seul le calcul de l’avance optimale sur les bénéfices que réalisera l’agent peut garantir son honnêteté en l’assurant qu’il a plus à gagner par le respect du contrat que par la fraude 34.

Dans le contexte de l’Europe méditerranéenne du bas Moyen Âge, les mécanismes de la confiance sont multiples également.

Entre juifs et chrétiens, l’éthique commune est réciproquement reconnue, fondée sur la crainte de Dieu. Dans la tradition maïmonidienne, le grand intellectuel juif provençal Menahem ­ha-Mé’iri de Perpignan (1249-1313) ne réduit pas le christianisme à une hérésie totale, ni à une forme d’idolâtrie. Il l’inscrit, au contraire, au nombre des peuples qui ont accepté « l’éthique imposée par la religion ».

En outre, il reconnaît une morale commune aux chrétiens et aux juifs 35 – au point d’ailleurs de craindre le rapprochement culturel entre les deux communautés.

Cette éthique commune connaît une traduction institutionnelle dans la reconnaissance du serment des juifs.

Par exemple, le 3 juin 1383, lorsque le juif de Marseille Astruguet Ali reçoit en commande du noble Bertranet de Roquefort les 7 quintaux et 26 livres de radasses neuves (environ 300 kilos), à raison de 15 florins le quintal, à porter à Alghero à bord du linh de Bérenger Davin, il jure sur la loi mosaïque de l’investir au mieux 36. Le serment dit more judaico ou ad Sanctam legem Moysi est parfaitement valide pour les chrétiens, en effet, puisqu’il contient une invocation religieuse conforme à la foi du juif.

Outre la garantie du serment, la procuration, on l’a vu, crée de la surveillance et du contrôle. Ainsi, le 6 mai 1382, les cinq commanditaires du juif Cresquet ­Davin, à savoir les juifs marseillais Léon Passapayre, Crégut Profach, ­Abraham Bonehore, Anthol Sanson, ainsi que la femme d’affaires juive marseillaise ­Venguésia de ­Monteils, font de Pierre Filhon, patron de navire, Antoine de ­Jérusalem – membre de l’une des deux familles les plus puissantes du patriciat urbain chrétien marseillais – et Jean Crote, marchands de Marseille, des procureurs, pour récupérer le fruit des cinq commandes contre Cresquet Davin, en cas de négligence ou de fraude 37.

Le cas échéant, enfin, le recours au tribunal angevin s’impose. Apparemment, les litiges sont tout de même rarement portés jusque devant la cour de justice. C’est toutefois le cas en mai 1371, lorsque le prêtre Léonard de Naples présente au juge des lettres de suspicion contre son associé juif Salvet Taviani. Dans cette société, le juif a investi une certaine quantité de corail, tandis que le prêtre a apporté 6 cannes de drap blanc et du fil. Or, manifestement, les deux associés ne se sont pas entendus sur la valeur des produits investis 38.

Ainsi, seule la conscience de partager une éthique commune, développée dans le cadre de la civitas et entre notables, renforcée par des garanties institutionnelles, permet le développement de relations de confiance sur un marché étendu géographiquement, fondé sur la mobilité des partenaires.

Se rendre chez l’autre : pourquoi et dans quelles conditions?

Mordacays Joseph, dont le pinqas ou carnet de liaison daté de 1374-1375 et entièrement rédigé en hébreu constitue l’unique source hébraïque du dossier, vit entre Provence et Sardaigne ; il s’agit d’un représentant de ces corailleurs acteurs d’une mobilité forte.

Outre les migrations de corailleurs juifs et chrétiens entre Provence, Sardaigne et Catalogne, la documentation latine marseillaise dévoile celle, définitive, d’un médecin et talmudiste célèbre, Bonjuson Bondavin, qui s’implante en Sardaigne à partir de 1389.

Les médecins juifs sont très représentés à Marseille au XIVe siècle : ils sont 38 contre 35 médecins chrétiens entre 1348 et 1400 -39.

Bien qu’il n’ait pas officiellement accès à l’Université, le médecin juif marseillais reçoit une formation qui n’est ni médiocre ni incomplète 40. En outre, les médecins juifs qui apparaissent dans la documentation sont issus des familles les plus aisées de la communauté et cumulent fortune, pouvoir économique et prestige lié au savoir. Bonjuson incarne parfaitement cette figure.

Dans ces conditions, pourquoi quitter Marseille?

Il n’est guère aisé de cerner les raisons qui président à la décision de se rendre chez l’autre à travers notre documentation. Principal héritier de son arrière-grand-père Bondavin de Draguignan, Bonjuson Bondavin est orphelin lorsque Bondavin meurt en 1361. Il a alors environ cinq ans. Il est placé sous la tutelle de Léon Passapayre, l’un des plus grands marchands juifs marseillais de son temps.

Devenu médecin et rabbin, il reste étroitement associé à Léon, dont il épouse la fille. Dans la seconde moitié du xive siècle, il participe aux principales instances communautaires – à savoir, le Conseil des juifs et le Tribunal rabbinique –, et continue l’activité financière et commerciale de l’affaire exceptionnelle dont il a hérité 41.

Néanmoins, les opérations qu’entraîne son départ pour la Sardaigne peuvent laisser croire qu’il a fait faillite et cherché fortune ailleurs. En effet, tandis qu’il réside à Alghero dès le début de l’année 1389, il désigne depuis la Sardaigne sa femme Bonnefille, restée à Marseille, afin qu’elle gère ses affaires pendant deux ans 42. Son beau-père, en tant qu’administrateur des biens de sa fille, continue de veiller indirectement sur les opérations impliquant son gendre.

Pendant un an, Bonnefille, qui meurt au cours de l’année 1390, s’occupe de solder les dettes de son mari 43. Elle va même jusqu’à liquider une partie de la bibliothèque de son époux, soit soixante-quatre volumes vendus à un juif d’Aix pour 60 florins d’or, le 11 mai 1389 -44.

Toutes ces démarches révéleraient une situation désespérée. Elles entrent toutefois en contradiction avec ce que l’on sait par ailleurs de la fortune de Bonjuson, unique héritier de la famille, composée de l’un des plus beaux patrimoines fonciers et immobiliers juifs de la ville. Bonjuson reste, entre autres, propriétaire de la belle demeure familiale, possédée et agrandie depuis plusieurs générations – au moins depuis le milieu du xiiie siècle –, sise à l’intérieur des remparts dans la Juiverie de Marseille, entourée de vergers, et dotée d’un patio et d’une tour, caractéristiques architecturales des maisons nobles.

Il est donc établi que Bonjuson n’a pas quitté Marseille pour cause de banqueroute, ni même pour des raisons purement économiques.

Bonjuson est l’un des seuls rabbins marseillais du xive siècle identifiés. Sa réputation de grand talmudiste s’étend au-delà de la ville et du comté de Provence. En outre, dans une délibération municipale datée de janvier 1388, destinée à confirmer des privilèges accordés à la communauté juive de Marseille, Bonjuson apparaît en tant que représentant (syndic) de l’Université des juifs, mais aussi en tant que « familier de la reine », titre qui n’est accordé qu’aux hauts fonctionnaires proches de la Couronne 45.

Il est alors médecin de la reine Marie de Blois. Après son départ en Sardaigne, les documents marseillais et les sources issues des Archives de la Couronne d’Aragon le présentent comme habitant d’Alghero, médecin à Cagliari et, au moins à partir de 1397, médecin du roi d’Aragon Martin Ier (1396-1410).

Sa proximité avec le roi, qui le dit « judeus fisicus domus nostre », l’autorise, là aussi, à intervenir notamment en faveur de l’aljama de Cagliari 46. Parmi les objets de la vie quotidienne qu’il fait venir de Marseille à Alghero dans un grand coffre, se trouve un livre de droit latin (liber juris christianorum) 47.

Les raisons du départ de Bonjuson pour la Sardaigne se révèlent donc éminemment politiques.

Depuis les années 1270, Marseille est définitivement ralliée à la cause angevine. Après avoir conduit la guerre, sans succès, contre la Couronne d’Aragon au sujet de la Sicile – la dernière grande rencontre navale date de 1341, à Lipari 48 –, les Angevins de Naples font alliance avec la dynastie aragonaise après la mort de Pierre IV. Le mariage de Yolande, fille de Jean Ier d’Aragon et petite-fille de Pierre IV, avec Louis II d’Anjou scelle le rapprochement 49.

La nouvelle conjoncture politique de la seconde moitié du XIVe siècle n’est pas sans incidence sur l’activité des corailleurs.

Après les difficultés des années 1350-1360, au cours desquelles les pirates catalans ravageaient les côtes provençales, tandis que la Couronne d’Aragon favorisait ouvertement les marchands barcelonais en Sardaigne 50, l’activité des corailleurs marseillais redevient très intense dans le dernier quart du siècle. Or, Bonjuson, qui fait lui-même le commerce du corail, est très lié aux corailleurs marseillais présents dans l’île. Parmi les témoins qui apparaissent dans les actes notariés qu’il fait instrumenter dans l’île, se trouve le corailleur juif Mordacays Joseph 51. Des réseaux d’affaires s’esquissent, activés et pérennisés grâce à la mobilité, fondement des réseaux d’affaires.

Sans son carnet personnel, Mordacays Joseph serait peu connu. Il n’apparaît que dix fois dans la documentation latine marseillaise, entre 1370 et 138952. Dans les années 1370, il vit à Marseille. On dispose d’un contrat d’embauche daté du 21 novembre 1370, dans lequel il s’engage à travailler le corail dans l’atelier du marchand chrétien marseillais Nicolas Braccifort, pendant treize mois, pour un salaire de 60 florins. On le retrouve ensuite dans diverses opérations d’achat à crédit de noisettes, de froment, d’huile et de fromage, réalisées aux côtés de sa femme Macippa.

Dans la décennie suivante, Mordacays part s’implanter à Alghero. On suit sa trajectoire dans les Archives de la Couronne d’Aragon, où il apparaît, dès 1381, responsable communautaire de l’aljama d’Alghero, notamment lors de l’achat d’un immeuble, réalisé au nom de la communauté, destiné à être transformé en synagogue 53.

Les archives marseillaises complètent la suite du dossier : en février 1382, il est procureur à Alghero de Léon Passapayre, tuteur puis beau-père de Bonjuson, avec deux autres de ses coreligionnaires qui résident également à Alghero, Abraham Mossé et Isaac Abraham. Ce dernier est également représentant de l’aljama d’Alghero en 1381 aux côtés de Mordacays. Tous trois servent alors d’intermédiaires à Léon qui achète un quintal de corail à un corailleur chrétien d’Alghero, Roger Comulhi, que ce dernier a pêché en mer de Sardaigne 54.

En mars 1384, Crégut Bonehore alias de Saint-Paul, juif de Marseille habitant d’Alghero, règle au marchand chrétien de Marseille Guillaume de Carry les 35 florins restants d’un achat de corail effectué antérieurement par Mordacays et son associé Salvet Taviani. Enfin, en 1389, Mordacays est dit « juif d’Alghero » dans deux actes rédigés à Alghero par le notaire de Marseille Pierre Fresquières.

Plusieurs conclusions peuvent être tirées de l’itinéraire de Mordacays, en tant que travailleur migrant.

Tout d’abord, on l’a vu, il illustre la présence des juifs à tous les stades de la filière du corail. Lui-même apparaît comme un homme d’affaires au faîte des échanges de corail à l’échelle du bassin méditerranéen et un chef d’entreprise relativement à la taille et au polissage du corail. Il a aussi pu remplir la fonction de contremaître, chargé de recruter et de diriger les équipes d’artisans travaillant dans les ateliers. Son carnet personnel dévoile ses compétences en tant qu’artisan ou ouvrier corailleur, rompu aux techniques du polissage et à la fabrication des patenôtres 55.

Les corailleurs juifs marseillais, à l’instar de Mordacays, sont hautement et diversement qualifiés. Ils maîtrisent la connaissance des coraux, qui sont de qualité très différente, en fonction des parties de « l’arbre » du corail, telles les souches ou troncs, et les branches, et en fonction de la dimension des morceaux, qui sont soit « menus », soit « méjans ».

 

La meilleure qualité est celle du corail « de tor de talhar » ou de « tor d’encaissar », déjà poli et transformé 56.

En second lieu donc, la mobilité entretient et actualise l’information économique, telle que l’évolution des prix par exemple, ou les attentes des partenaires. Les corailleurs juifs sont aussi des « courtiers d’oreille » 57, dans le sens où la maîtrise des canaux de l’information économique se fonde sur l’écoute.

Leur mobilité permet d’utiliser au mieux cette information en déployant et en réorientant les hommes en fonction des besoins du marché. Ce n’est sans doute pas un hasard si Mordacays quitte Marseille au moment où la Couronne d’Aragon cesse de favoriser la présence des Catalans à Alghero.

Il contribue ainsi à renforcer la présence de son groupe, pas seulement sur le principal lieu de pêche du corail, mais dans la filière en général. En dernier lieu, en effet, son parcours révèle la dimension collective de l’aventure.

Son départ sert les intérêts de tout un groupe, un véritable syndicat de corailleurs, qui n’a, certes, rien d’officiel, mais dont le fonctionnement est dévoilé.

Les contours de ce syndicat sont difficiles à cerner. Nul doute qu’il soit puissant : juif de Marseille, Mordacays devient très rapidement après son arrivée à Alghero syndic de l’aljama. Tout fonctionne comme si l’aire de mobilité entre Provence et Sardaigne n’était pas seulement un espace économique, mais aussi une aire de « supra-citoyenneté » pour les élites juives de Marseille. Puissant, le syndicat est aussi soumis à un strict contrôle.

Le contrôle de la mobilité

Le statut de minorité religieuse des juifs en monde chrétien ne crée pas de réseaux de solidarité spécifiques et n’induit pas systématiquement d’entraide forte entre « infidèles ». Ce qui compte d’abord, ce sont les intérêts du syndicat des corailleurs, par-delà les considérations d’appartenance à la communauté juive.

L’itinéraire de Maymon Ferrier, entre Provence, Sardaigne et Catalogne, en témoigne. En 1379-1380, il apparaît dans plusieurs actes notariés marseillais comme corailleur catalan de Barcelone, habitant et citoyen de Marseille58. Dès 1380, il se débarrasse même de tous les biens mobiliers et immobiliers qu’il possède dans sa cité d’origine 59. Son destin marseillais semble pourtant fragile.

Cette même année, en effet, il apparaît sur le banc des accusés dans un procès qui oppose six grands marchands chrétiens de Marseille – Julien de Casaulx et son épouse, Nicolas Braccifort, Guillaume de Favas, Guillaume de Carry et Guillaume Fabian – à 22 corailleurs juifs qu’ils emploient dans leurs ateliers, et qu’ils accusent d’un larcin de plus de 24 florins d’or de Florence 60. La somme n’est pas insignifiante, mais elle reste bien modique au regard de la fortune des six nantis chrétiens.

Les 22 accusés sont cités nominativement, sans exclure, selon la formule du notaire, « les autres Hébreux qui travaillent dans le corail à Marseille ».

La motivation du procès dépasse indubitablement la requête du simple dédommagement. Les témoignages des chrétiens ne sont qu’une litanie de stéréotypes : tous les juifs qui, de près ou de loin, sont impliqués dans l’artisanat du corail à Marseille, sont indistinctement taxés de « pauvres » et de « voleurs et […] larrons ». Mais trois d’entre eux sont particulièrement visés.

Ils ont pour point commun d’être des nouveaux venus sur le marché : d’abord, les frères Fosson Salomon et Mosson Salomon, qui sont alors en pleine ascension, et dont la concurrence n’est pas acceptée ; ensuite, Maymon Ferrier, dont l’un des plaignants se méfie tout particulièrement parce qu’il est « catalan » et donc « étranger à la cité ».


Si l’activité de Fosson et de Mosson n’a finalement pas souffert de la diffamation, Maymon Ferrier, pour sa part, quitte Marseille à une date inconnue. On le trouve au plus tôt signalé comme « juif d’Alghero » en 1394 -61.

Le syndicat s’est imposé et a sans doute cherché à sévir de manière exemplaire.

Désormais, tout comme Mordacays, Maymon participe à la complémentarité entre Alghero, port de pêche du corail, et Marseille, port d’exportation du corail vers le Levant. Son activité ne se développe pas en marge de la nébuleuse des corailleurs.

Par exemple, en avril 1396, il est le procureur d’un autre juif d’Alghero, Isaac de Castillon, pour lequel il doit louer deux barques de pêche du corail à Marseille 62.

Celui qui fait l’avance des fonds est le juif de Marseille Crégut Profach, l’un des plus gros marchands et prêteurs juifs de la fin du xive et du début du xve siècle. La somme est coquette : 120 florins. Ne trouvant pas de barque à louer, Maymon prend l’initiative d’en acheter une neuve tout équipée pour la pêche du corail. Le prix de 125 florins est quelque peu supérieur à la mise de fonds prévue au départ, si bien que Maymon s’entend avec les deux mariniers chrétiens de la barque neuve au cas où Isaac n’approuverait pas l’affaire et refuserait finalement d’investir. Ils conviennent avec Maymon de pêcher pour lui le corail en mer de Sardaigne, tandis que Maymon promet de leur fournir le ravitaillement et le matériel nécessaire à la pêche, ainsi que de leur payer leur salaire.

Conclusion

Les trois exemples phares de migrants juifs qui ont servi à cette étude sont donc parfaitement connectés, puisqu’il apparaît que Bonjuson est parti servir les intérêts économiques des corailleurs marseillais en Sardaigne.


Agent de la politique des Angevins, il est aussi agent de ses concitoyens marseillais, qui ne sont pas seulement juifs.

Le syndicat mis au jour – qui se définit comme un réseau ou système d’échanges et d’interventions dans un but d’efficacité économique – et dont les contours ne sont pas aisés à esquisser – sans doute aussi parce que le syndicat est une élaboration vivante, qui connaît des phases de redéfinition, et qui évolue dans l’espace et dans le temps –, valide l’absence de coexistence de réseaux parallèles, à savoir de réseaux exclusivement juifs, en marge ou à côté des réseaux chrétiens.

Bien au contraire, les documents révèlent un emboîtement complexe, dans lequel les frontières culturelles ne sont pas surdéterminantes.

Finalement, les seules frontières réellement contraignantes sont politiques. L’espace « autre » est l’espace soumis à des barrières douanières, telle la partie aragonaise de la Sardaigne dans les années 1350 et 1360.

Les juifs qui partent travailler ailleurs dans le cadre de l’activité du corail ne semblent connaître ni les affres du déracinement ni celles de l’altérité et ce, non pour les raisons classiquement avancées dans le cadre de la diaspora, que serait la solidarité communautaire.


On l’a vu avec Maymon, la solidarité entre coreligionnaires n’est pas systématiquement opérante. Les réflexes protectionnistes et la stratégie économique du groupe ne lui ont pas permis de s’implanter définitivement à Marseille, où il est resté perçu comme « un étranger ».


L’exemple du syndicat des corailleurs démontre bien que les intérêts économiques transcendent les logiques communautaires.

De ce point de vue, les activités économiques sont, pour les juifs, constitutives d’insertion. Ce qui explique que pour Mordacays l’autre n’est pas vraiment « autre », c’est l’étendue des réseaux des élites juives d’Europe méditerranéenne au bas Moyen Âge, dont le pouvoir économique et politique se révèle décloisonné, bien au-delà de leur cité, comté et royaume d’origine.

Notes

1 . Pour le bas Moyen Âge en particulier, Michel Balard et Alain Ducellier (dir.), Migrations et diasporas méditerranéennes (xe - xve siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 2002.
2 . Marcus Nathan Adler, The Itinerary of Benjamin of Tudela. Critical Text, Translation and Commentary, Londres, H. Frowde, 1907.
3 . Shelomoh Dov Goitein, A Mediterranean Society. The Jewish Communities of the Arab World as Portrayed in the Documents of the Cairo Geniza, Berkeley / Los Angeles / London, University of California Press, 1967-1999, 6 vol. Pour l’époque moderne, signalons notamment les travaux d’Évelyne Oliel-Grausz, dont « La diaspora sépharade au xviiie siècle : Communication, espaces, réseaux », Arquivos do Centrao Cultural Calouste Gulbenkian, n° 48, 2004, p. 55-72 ; Évelyne Oliel-Grausz, « Modalités d’accueil et de contrôle des passants et migrants dans la diaspora séfarade d’Occident (xviie - xviiie siècles) », dans Claudia Moatti et Wolfgang Kaiser (dir.), Gens de passage en Méditerranée de l’Antiquité à l’époque moderne, Paris / Aix-en-Provence, Maisonneuve et Larose / MMSH, 2007, p. 135-154.
4 . L’exhaustivité étant impossible, citons notamment la revue Diasporas. Histoire et société, fondée en 2002, conçue selon des numéros thématiques afin de renouveler, dans une approche pluridisciplinaire, l’histoire et la sociologie des diasporas, des migrations et des minorités ethniques ou religieuses.
5 . Joseph Shatzmiller, Recherches sur la communauté juive de Manosque. 1241-1329, Paris / La Haye, Mouton, 1973 ; Danièle Iancu-Agou, Juifs et néophytes en Provence. L’exemple d’Aix à travers le destin de Régine Abram de Draguignan (1469-1525), Paris / Louvain, Peeters, 1995.
6 . Cecilia Tasca, Gli Ebrei in Sardegna nel XIV secolo. Società, cultura, istituzioni, Cagliari, ­Deputazione di storia patria per la Sardegna, 1992 ; Michele Luzzati, « Gli ebrei in Sardegna : una terra de passaggio », Archivio Storico Sardo, n° 38, 1995, p. 379-381.
7 . Ytzhak Fritz Baer, A History of the Jews in Christian Spain, t. 1 : From the Age of Reconquest to the Fourteenth Century, Philadelphia / Jerusalem, The Jewish Publication Society, 1961 ; Yom Tov ­Assis, The Golden Age of Aragonese Jewry, Community and Society in the Crown of Aragon, 1213-1327, Londres, Littman Library of Jewish Civilization, 1997 ; Yom Tov Assis, Jewish Economy in the Medieval Crown of Aragon, Money and Power, 1213-1327, Leiden / New York / Cologne, E. J. Brill, 1997 ; Elka Klein, Jews, Christian Society and Royal Power in Medieval Barcelona, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2006.
8 . Il s’agit de JACOV – acronyme de « De Juifs à Chrétiens : Origine des Valeurs sur les marchés médiévaux » –, équipe qui rassemble des chercheurs français, espagnols, israéliens et italiens, archivistes, historiens des communautés juives médiévales et du droit médiéval, paléographes spécialistes de l’hébreu médiéval, et économistes. L’une de ses tâches vise à exploiter le « fonds-gigogne » en cours d’exhumation aux Archives historiques de Gérone, composé des papiers et parchemins recyclés pour renforcer les couvertures des registres notariés des xive et xve siècles. Ces documents sont écrits en latin, en catalan et en hébreu.
9 . Le projet Books within Books : Hebrew Fragments in European Libraries mobilise un réseau de chercheurs européens depuis 2007. Évoquons aussi La Genizah italiana, ou collecte des manuscrits hébreux, entreprise par Mauro Perani.
10 . Juliette Sibon, Les juifs de Marseille au xive siècle, Paris, Le Cerf, 2011.
11 . Archives municipales de Marseille, 10 II 1.
12 . Jesús Lalinde Abadía, La Corona de Aragón en el Mediterraneo medieval (1129-1479), Saragosse, CSIC, 1979, p. 11-21.
13 . Mauro Perani, « Juifs provençaux en Sardaigne. Les réfugiés de 1486 », dans Danièle ­Iancu-Agou (dir.), L’expulsion des juifs de Provence et de l’Europe méditerranéenne, xve - xvie siècles : exils et conversions, Louvain, Peeters, 2005, p. 77-86.
14 . Yom Tov Assis, « Juifs de France réfugiés en Aragon (xiiie - xive siècles) », Revue des Études Juives, n° 142, 1983, p. 285-322.
15 . Mauro Perani, « Juifs provençaux en Sardaigne… », art. cit.
16 . Contrairement à la communauté juive de Toulon, qui est entièrement massacrée le 13 avril 1348, et aux juifs de Riez, Moustiers, Mézel, Estoublon et Digne qui sont victimes de violences collectives à la fin du mois d’avril, puis ceux de Manosque, Forcalquier et La Baume, au mois de mai. Adolphe Crémieux, « Les juifs de Toulon au Moyen Âge et le massacre du 13 avril 1348 », Revue des Études Juives, n° 89, 1930, p. 33-72 et n° 90, 1931, p. 43-64 ; ainsi que Joseph Shatzmiller, « Les juifs de Provence pendant la Peste noire », Revue des Études Juives, n° 133, 1974, p. 457-80.
17 . Jaume Riera i Sans, « Los tumultos contra las juderías de la Corona de Aragón en 1391 », Cuadernos de Historia : Anejos de la Revista Hispania, n° 8, 1977, p. 213-225 ; Philippe Wolff, « The 1391 Pogrom in Spain : Social Crisis or not ? », Past and Present, n° 50, 1971, p. 4-18 ; Emilio Mitre Fernandez, Los Judios de Castille en tiempo de Enrique III. El pogrom de 1391, Valladolid, Universidad de Valladolid, 1994.
18 . Juliette Sibon, Les juifs de Marseille…, op. cit.
19 . Archives départementales des Bouches-du-Rhône (désormais ADBDR), 351 E 33, f° 4, 5, 6 et 7.
20 . ADBDR, 351 E 59, f° 1.
21 . ADBDR, 3B 87, f° 48 r° et sq.
22 . Statut défini pour la première fois dans la péninsule Ibérique dans le fuero de Teruel (1176) en vertu duquel le juif libre se soumet à la juridiction du prince. Il paie à ce dernier un impôt fixe et personnel en échange de la protection de sa personne et de ses biens. Yitzhak Fritz Baer, A History of the Jews in Christian Spain…, op. cit., p. 85.
23 . Géraud Lavergne, « La pêche du corail à Marseille aux xive et xve siècles », Annales du Midi, n° 64, 1952, p. 199-211 ; Édouard Baratier et Félix Reynaud, Histoire du commerce de Marseille, t. II : Le xive siècle (1291-1423), Marseille, Chambre du Commerce de Marseille, 1951, p. 141.
24 . Le quintal marseillais a une capacité de 38 à 40 kilos.
25 . ADBDR, 3B 834, f° 127 et sq.
26 . Paolo Malamina, « Tipi di impresa prima della crescita moderna », Annali di storia dell’impresa, n° 14, 2003, p. 159-175.
27 . Avner Greif, « Reputations and Coalitions in Medieval Trade : Evidence on the Maghribi ­Traders », The Journal of Economic History, vol. 49/4, 1989, p. 857-882.
28 . ADBDR, 381 E 36, f° 76.
29 . ADBDR, 351 E 52, f° 210.
30 . Filets de pêche du corail.
31 . ADBDR, 351 E 55, f° 21.
32 . Linh ou lignum est un terme générique employé par les notaires marseillais uniquement au xive siècle. Ce terme générique désigne des bateaux à rames ou à voiles, de tonnage médiocre, entre la barque et la nef.
33 . ADBDR, 351 E 53, f° 76.
34 . Avner Greif, « Reputations and Coalitions in Medieval Trade… », art. cit., p. 867.
35 . Bat-Sheva Albert, « L’image du Chrétien dans les sources juives du Languedoc (xiie - xive s.) », dans Carol Iancu (dir.), Les Juifs à Montpellier et dans le Languedoc du Moyen Âge à nos jours, Montpellier, Université Paul Valéry, Centre de Recherches et d’Études Juives et Hébraïques, 1988, p. 113-128.
36 . ADBDR, 351 E 54, f° 30.
37 . ADBDR, 351 E 52, f° 45v°.
38 . ADBDR, 3B 88, f° 12.
39 . Juliette Sibon, « Échanges de pratiques et de savoirs entre médecins juifs et chrétiens à Marseille au xive siècle », dans Daniel König (dir.), Acteurs et transferts culturels en Méditerranée médiévale. Sphères d’activités, contributions, fonctions (à paraître).
40 . Joseph Shatzmiller, Jews, Medicine, and Medieval Society, Berkeley / Los Angeles / London, ­University of California Press, 1994.
41 . Isaac Bloch, « Bonjusas Bondavin », Revue des Études Juives, n° 8, 1884, p. 280-283.
42 . ADBDR, 355 E 73, f° 97, acte de procuration daté du 22 mai 1389 et fait à Alghero, contenu dans le certificat d’une vente de cens, datée du 21 juin.
43 . ADBDR, 3B 124, f° 251 et sq., 355 E 73, f° 166v, 355 E 311, f° 131v, et 355 E 73, f° 91v.
44 . ADBDR, 355 E 73, f° 60.
45 . Adolphe Crémieux, « Les juifs de Marseille au Moyen Âge », Revue des Études Juives, n° 47, 1904, p. 62-86 et p. 243-261, ici pièce justificative n° 2, p. 63-64.
46 . Cecilia Tasca, Gli Ebrei in Sardegna nel XIV secolo…, op. cit., pièce justificative DCCXXII, p. 617-618.
47 . ADBDR, 3B 127, f° 12v.
48 . Henri Bresc, « Marseille dans la guerre des vêpres siciliennes », dans Isabelle Bonnot (dir.), Marseille et ses rois de Naples. La diagonale angevine. 1265-1382, Aix-en-Provence, Édisud, 1988, p. 43-49.
49 . Jésus Lalinde Abadía, La Corona de Aragón…, op. cit., p. 21.
50 . Édouard Baratier et Félix Reynaud, Histoire du commerce de Marseille…, op. cit., p. 141.
51 . ADBDR, 355 E 73, f° 35.
52 . ADBDR, 391 E 20, f° volant, 355 E 20, f° 119 v°, 351 E 33, f° 17, 351 E 45, f° 22, 3B 96, f° 109, 351 E 52, f° 279, 351 E 53, f° 199, 351 E 667, f° 91 v°, et 355 E 73, f° 35 et f° 97.
53 . Cecilia Tasca, Gli Ebrei in Sardegna nel XIV secolo…, op. cit., p. 129.
54 . ADBDR, 351 E 52, f° 279.
55 . José Ramon Madalena Nom de Deù, Meritxell Blasco Orellana et Juliette Sibon, Le pinqas ou carnet personnel en hébreu de Mordacays Joseph (1374-1375), corailleur juif de Marseille, Toulouse, Méridiennes (à paraître).
56 . Philippe Masson, Les compagnies du corail, Paris, Fontemoing, 1928 ; Damien Coulon, Barcelone et le grand commerce d’Orient au Moyen Âge. Un siècle de relations avec l’Égypte et la Syrie-Palestine (ca. 1330 – ca. 1430), Madrid, Casa de Velázquez, 2004, p. 370-377.
57 . Fabienne Plazolles-Guillen, « Les courtiers de commerce à Barcelone au xve siècle », Mélanges de la Casa de Velázquez, n° 29/1, 1993, p. 129-133.
58 . ADBDR, 351 E 36, f° 122, et Bibliothèque nationale de France (désormais BNF), Nal 1342, f° 71.
59 . ADBDR, 355 E 27, f° 72.
60 . Juliette Sibon, « Les corailleurs juifs », dans Thierry Pécout (dir.), Marseille au Moyen Âge, entre Provence et Méditerranée : les horizons d’une ville portuaire, Paris, Désiris, 2009, p. 279-288.
61 . ADBDR, 351 E 62, f° 217v ; BNF, Nal 1345, f° 83.
62 . BNF, Nal 1348, f° 13v.

Juliette Sibon, « Travailler dans une autre communauté de la diaspora au xive siècle », Cahiers de la Méditerranée, 84 | 2012,

Juliette Sibon est agrégée d’histoire et docteur en histoire médiévale. Sa thèse, intitulée Les juifs de Marseille au xive siècle, soutenue en 2006 à l’université de Paris X sous la direction d’Henri Bresc, est parue en 2011 aux éditions du Cerf, dans la collection de la Nouvelle Gallia judaica. Actuellement maître de conférences d’histoire médiévale à l’université d’Albi, Juliette Sibon poursuit ses recherches sur les relations intercommunautaires en diaspora – Provence, Languedoc, Sardaigne, Baléares, Catalogne.

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