Du midrash au Zohar: l’exemple de la lutte contre Amaleq
Le motif de la lutte contre Amaleq occupe une place importante dans la littérature rabbinique. Il n’est dès lors pas étonnant de voir le Zohar consacrer un long développement à ce thème à propos du combat qui s’est engagé entre Israël et Amaleq après la sortie d’Égypte.
C’est pourquoi il nous a paru intéressant à propos de ce motif d’analyser comment le Zohar se sert des formes d’expression du midrash pour formuler ses propres conceptions.
Rappelons d’abord le récit qui figure au chapitre dix-sept de l’Exode :
7.Il donna à ce lieu le nom de Massa et Meriba, parce que les enfants d’Israël avaient contesté et parce qu’ils avaient tenté l’Éternel en disant : L’Éternel est-il au milieu de nous ou n’y est-il pas ?
8.Amaleq vint combattre Israël à Rephidim.
9.Alors Moïse dit à Josué : Choisis-nous des hommes, sors et combats Amaleq ; demain je me tiendrai sur le sommet de la colline, la verge de Dieu dans ma main.
10.Josué fit ce que lui avait dit Moïse pour combattre Amaleq. Et Moïse, Aaron et Hur montèrent au sommet de la colline.
11.Lorsque Moïse élevait sa main, Israël était le plus fort ; et lorsqu’il baissait sa main, Amaleq était le plus fort.
12.Les mains de Moïse étant fatiguées, ils prirent une pierre qu’ils placèrent sous lui et il s’assit dessus. Aaron et Hur soutenaient ses mains, l’un d’un côté, l’autre de l’autre ; et ses mains restèrent fermes jusqu’au coucher du soleil.
13.Et Josué vainquit Amaleq et son peuple au tranchant de l’épée.
14.L’Éternel dit à Moïse : Écris cela dans le livre pour que le souvenir s’en conserve et déclare à Josué que j’effacerai la mémoire d’Amaleq de dessous les cieux.
15.Moïse bâtit un autel et lui donna pour nom : l’Éternel ma bannière.
16.Il dit : Parce que la main a été levée sur le trône de l’Éternel, il y aura guerre de l’Éternel contre Amaleq de génération en génération.
(Traduction Louis Segond)
Le principe fondamental de l’exégèse zoharique
Le passage suivant du Zohar exprime d’une manière concise et lapidaire un des principes qui régissent toute l’exégèse zoharique :
«Amaleq est venu combattre Israël»
R. Shimon enseigne : Il y a là un secret de la sagesse. C’est à partir d’un décret de la justice rigoureuse que ce conflit s’est produit. Cette guerre a eu lieu en haut et en bas. Il n’y a pas de mot dans la Torah qui ne contienne des secrets élevés de la sagesse qui sont liés au saint Nom.
Si l’on peut s’exprimer ainsi, le Saint béni soit-Il dit : Lorsque les Israélites sont justes en bas, ma puissance domine tout, mais lorsqu’ils ne sont pas considérés comme justes, ils diminuent, si l’on peut dire, la force d’en haut et c’est la puissance du jugement rigoureux qui domine.
Viens et vois : lorsque les Israélites fautent en bas, qu’est-il écrit ? « Amaleq est venu combattre Israël. » La rigueur est venue accuser la miséricorde, car tout prend place en haut et en bas. Zohar II, 65b
Au centre de ce passage figure l’énoncé : « Il n’y a pas de mot dans la Torah qui ne contienne des secrets élevés de la sagesse qui sont liés au saint Nom ».
Le Zohar pose donc le principe que la Torah n’est pas seulement composée de récits et de lois, mais que derrière ces enseignements manifestes se dissimulent des significations cachées en rapport avec le Nom divin.
Certes, les textes rabbiniques connaissaient déjà des enseignements ésotériques, tels que ceux qui concernent l’« Œuvre du Commencement » (Genèse 1) et l’« Œuvre du Char » (Ezéchiel 1 et 10), qui interprètent respectivement le récit de la Genèse et la vision du prophète Ezéchiel. Mais avec la kabbale dite théosophique, c’est-à-dire la description des mystères de la vie cachée de Dieu, dans sa relation avec celle de l’homme et de la création tout entière, c’est la Torah tout entière qui vient dévoiler « les secrets élevés de la sagesse ».
C’est déjà ce que Nahmanide (1194-1270) affirme dans la préface à son commentaire sur le Pentateuque :
De plus, il y a entre nos mains, une tradition de vérité (qabbalat ha-emet) selon laquelle toute la Torah est composée des noms du Saint béni Soit — Il, car les noms peuvent se résoudre en noms d’une autre manière. Kitve Ramban, éd. J. Chavel, Jérusalem 1991, Haqdama p. 6.
et un peu plus haut :
S’il en est ainsi, tout ce qui a été dit dans la prophétie, dans l’œuvre du char, dans l’œuvre du commencement et qui a été destiné à être reçu par les sages, tout a été écrit dans la Torah ou explicitement ou par allusion. Ibid., p. 3.
Tout le texte de la Torah est donc d’après Nahmanide un entrelacement de noms divins qui inclut l’ensemble de ce qui sera révélé dans la suite des temps.
Le Zohar ne pense pas autrement qui nous décrit les secrets de la divinité telle qu’ils se rendent accessibles à l’homme à travers le système des dix manifestations fondamentales du divin dénommées les dix sefirot.
Dans le passage cité, il est encore question de l’en bas et de l’en haut. Autrement dit, tout événement qui se produit sur la terre possède son équivalent dans le monde divin.
Or, il n’y a pas seulement correspondance entre ces deux plans, mais aussi interaction entre ce qui se produit en bas et se produit en haut :
Le Saint béni soit-Il dit : Lorsque les Israélites sont justes en bas, ma puissance domine tout, mais lorsqu’ils ne sont pas considérés comme justes, ils diminuent, si l’on peut dire, la force d’en haut et c’est la puissance du jugement rigoureux qui domine. Zohar II, 65b
Ce qui est affirmé ici avec force, c’est la capacité de l’homme à exercer une action sur le monde d’en haut : dans ce cas, cette action a été négative puisqu’elle a suscité l’agression d’Amaleq.
Qu’Amaleq ait pu s’attaquer à Israël, indique que la modalité de la rigueur, identifiée par les cabbalistes avec la sefira Gevura est intervenue dans le monde en raison de l’inconduite d’Israël.
Un enjeu théologique
Nous lisons en Exode 17, 7 :
Il donna à ce lieu le nom de Massa et Meriba parce que les enfants d’Israël avaient contesté et parce qu’ils avaient tenté l’Éternel en disant : YHWH est-il au milieu de nous ou non ?
À propos de cette contestation, le Midrash Rabba rapporte déjà la discussion suivante :
R. Yehudah, R. Néhémie et les Sages. R. Yehudah enseigne : Ils ont dit « S’Il est le maître sur toutes les actions comme Il est le maître sur nous, nous Le servirons, sinon nous nous révolterons contre Lui ».
R. Néhémie enseigne : [Ils ont dit] « S’Il pourvoit à notre subsistance comme un roi en son pays et que les habitants du pays n’ont pas besoin de lui, nous Le servirons, sinon nous ne Le servirons pas ».
Et nos Maîtres ont enseigné : [Ils ont dit] « Si nous méditons dans notre cœur et qu’Il connaît ce que nous méditons dans notre cœur, nous Le servirons, sinon nous nous révolterons ! »
Le Saint béni soit-Il leur a rétorqué : Si vous cherchez à me sonder, l’impie viendra qui vous sondera ; immédiatement « Amaleq vint ». Exode Rabba 26, 2.
Pour Rabbi Yehudah, la contestation porte sur l’étendue de la souveraineté divine.
Pour Rabbi Néhémie, il s’agit, dans le contexte de la manne, du problème de la subsistance dans le désert.
Cependant que pour les Sages, le doute porte sur le fait de savoir s’il existe une providence individuelle ou non.
Le Zohar, à son tour, déclare :
R. Abba a enseigné : Pourquoi est-il écrit Ha-yesh ha-Shem be-qirbenu im ayin ? (Le Seigneur est-il parmi nous ou non ?) Les Israélites étaient-ils des sots pour qu’ils ne connaissent pas cette chose ? Ils voyaient cependant la Shekhina (présence divine) devant eux et les nuées de gloire au-dessus d’eux qui les enveloppaient et ils dirent cependant : Ha-yesh ha-Shem be-qirbenu im ayin !
Des hommes qui ont vu l’éclat et la gloire de leur Roi sur la mer ! Et nous avons appris qu’une servante a vu sur la mer ce qui n’a pas été donné à voir à Ezechiel. Et ils dirent : Ha-yesh ha-Shem be-qirbenu im ayin?
Mais c’est comme cela qu’a enseigné R. Shimon : ils ont voulu connaître la différence entre ‘Attiqa ha-satum mi-kol ha-setumim (l’Ancien le plus occulte parmi ce qui est occulté) qui est désigné par Ayin (Néant) et Ze‘ir anpin (l’Impatient) qui est désigné par YHWH.
C’est pourquoi il n’est pas écrit Ha-yesh ha-Shem be-qirbenu im lo de même qu’il est écrit Ha-yelekh be-Torati im lo (Suivra-t-il ma Torah ou non ? Exode 16, 4), mais il est dit Ha-yesh ha-Shem be-qirbenu im ayin ! S’il en est ainsi, en quoi ont-ils fauté ?
C’est parce qu’ils ont opéré une scission entre ces deux manifestations du divin et ont voulu mettre Dieu à l’épreuve ainsi qu’il est écrit : « parce qu’ils ont mis à l’épreuve le Seigneur ». Les Israélites ont dit : Si celui-ci est parmi nous, nous demanderons d’une certaine manière ; si c’est celui-là, nous demanderons d’une autre manière. C’est pourquoi, immédiatement, « Amaleq vint ». Zohar II, 64b
Dans sa reprise de l’ancien midrash, le Zohar opère d’abord une remarque exégétique ; le texte ne dit pas Ha-yesh ha-Shem be-qirbenu im lo, mais bien Ha-yesh ha-Shem be-qirbenu im ayin.
La question posée est donc de savoir si Dieu est présent dans la modalité du Yesh, autrement dit celle de Ze‘ir anpin, ou celle du Ayin, qui s’identifie avec ‘Attiqa ha-satum mi-kol ha-setumim.
Autrement dit, par le règne de la grâce ou par celui de la Loi.
Or, quel mal y avait-il à cela? Les enfants d’Israël ont opéré une scission, au lieu de s’adresser au Dieu unique qui enveloppe ces deux modalités du divin. On peut comprendre qu’il s’agit là d’un avertissement contre le risque de polythéisme que peut entraîner la conception théosophique qui affirme l’existence d’une pluralité de manifestations du divin. Ce n’est pas pour rien que tout le long de l’histoire de la kabbale, et déjà en Provence au XIIIe siècle, ses adversaires, pas toujours de bonne foi, ont accusé les cabbalistes de verser dans le polythéisme. Cf. Gershom Scholem, Lettre de Meïr de Narbonne publiée dans le Sefer Bialik, Tel-Aviv, 1936, pp. 1 (…)
Le motif de l’alliance
« A Rephidim », lorsque leurs mains ont relâché. Ils ont relâché leurs mains de la Torah du Saint béni soit-Il, comme on nous l’a établi. R. Yehudah a enseigné :
À deux reprises Amaleq a livré combat à Israël, une fois ici et une autre fois comme il est écrit : « Le Cananéen et l’Amalécite sont descendus […] » (Nombres 14, 45). R. Shimon a enseigné : En haut et en bas. En haut, l’accusateur s’en est pris au Saint béni soit-Il, comme on nous l’a enseigné ; en bas, il s’est attaqué également au Saint béni soit-Il. Ils ont en effet capturé des hommes et leur ont tranché le prépuce de la marque de la sainteté, s’en sont emparé et les ont jetés vers le ciel en disant : Reprends ce que tu as voulu. Sur tous les plans, la guerre était dirigée contre le Saint béni soit-Il. Zohar II, 65b
Ici le Zohar a repris et lié deux motifs de l’ancien midrash : en premier lieu, celui de l’abandon de la Torah, en relation avec le mot Rephidim, interprété comme rifyon yadayim, « faiblesse des mains », parce que les Israélites ont relâché les paroles de la Torah. Mekhilta, ch. XVII.
Le second thème mentionné est celui de la circoncision, déjà présent lui aussi dans le midrash ancien : « Que firent les gens de la maison d’Amaleq ? Ils tranchaient les [pénis] circoncis des Israélites et les lançaient en haut en disant : Par cela Tu as élu, voici pour Toi ce que Tu as élu ! » Pesiqta de Rav Kahana (éd. Buber), 27 b.
L’arrivée d’Amaleq est donc liée à une faute d’Israël, l’éloignement ou la tiédeur par rapport à la Torah.
La motivation d’Amaleq est clairement mise en lumière : c’est son négationnisme théologique, lequel se trouve concrétisé dans le geste de jeter en direction du ciel l’instrument de l’alliance conclue avec Abraham, ancêtre commun des deux adversaires en présence.
Moïse et Josué
«Alors Moïse dit à Josué : Choisis-nous des hommes, sors et combats Amaleq»
Qu’a vu Moïse pour qu’il s’écarte de cette première guerre contre Amaleq ? Mais Moïse, heureuse est sa part, comprenait et connaissait la racine de la chose. Moïse dit : Je me consacrerai au combat d’en haut et toi Josué, tu t’investiras dans la bataille d’en bas.
Et il est écrit ainsi : « Lorsque Moïse élevait son bras, c’est Israël qui l’emportait ». Il s’agit de l’Israël d’en haut, c’est pourquoi Moïse n’a pas livré le combat d’en bas : pour livrer avec zèle le combat d’en haut et que la victoire soit emportée par lui. Zohar II, 65b
Le Zohar se pose la question : Pourquoi Moïse n’a-t-il pas livré lui-même la bataille contre les Amalécites ?
La réponse s’inscrit dans la perspective de la double lutte à mener, en haut et en bas : Moïse mènera le combat au ciel, cependant que Josué livrera bataille en bas. Quant au choix de Josué pour livrer le combat, le midrash ancien en fournit plusieurs motivations :
« Moïse dit à Josué : Choisis-nous des hommes. » Pourquoi Josué ? A priori, tu expliques qu’il a voulu lui faire conduire la guerre parce que, dans l’avenir, il ferait entrer les Israélites au pays d’Israël.
Autre explication : pourquoi Josué ? Il lui dit : C’est ton ancêtre qui les a fait descendre en Égypte, va et attaque celui qui est survenu lorsqu’ils sont remontés d’Égypte.
Autre explication : pourquoi Josué ? Il lui dit : Ton ancêtre a déclaré « Je suis craignant Dieu » (Genèse 42, 12) et concernant celui-là, il est dit « Il ne craignait pas Dieu » (Deutéronome 25, 18).
Que vienne le petit-fils de celui qui a dit « Je suis craignant Dieu » et qu’il punisse celui à propos duquel il a été dit « Il ne craignait pas Dieu ». Exode Rabba, 26, 3.
La première interprétation justifie le choix de Josué par le fait que c’est qui lui dans le futur opérera la conquête du pays d’Israël. Les deux autres interprétations expliquent ce choix en fonction de son ascendance : Josué est le descendant de Joseph, ce qui peut s’entendre doublement. Joseph a été à l’origine de la descente des Hébreux en Égypte, aussi sied-il à son petit-fils d’achever la sortie d’Égypte soudain remise en question par Amaleq.
D’une manière plus positive, la dernière interprétation oppose terme à terme la crainte de Dieu affirmée par Joseph à l’absence de crainte dont a témoigné Amaleq en s’en prenant à Israël.
Le Zohar ne mentionne pas du tout ces interprétations et en présente une toute différente centrée sur l’expression de na‘ar (jeune homme) qui qualifie Josué par ailleurs :
« Il dit à Josué. » Pourquoi à Josué et non à un autre ? À ce moment-là, c’était un jeune homme, comme il est dit : « Et Josué fils de Nun, le jeune homme » (Exode 33 , 11) et combien y en avait-il parmi les Israélites qui étaient plus vaillants que lui !
Mais Moïse était versé dans la sagesse et savait. Qu’a-t-il vu ? Il a vu Samaël qui descendait d’en haut pour prêter secours à Amaleq en bas.
Moïse dit : C’est un combat difficile qui apparaît ici. Et Josué à ce moment-là se trouvait à un degré très élevé. Si tu dis qu’il se trouvait au niveau de la Shekhina à ce moment-là, il n’en est pas ainsi, car [ce niveau-là] Moïse l’avait pris, il était uni à elle. Il en découle que Josué était uni à [un niveau] plus bas. A quoi ? R. Shimon a enseigné : A l’endroit qui est désigné comme na‘ar. Zohar II, 65b
On voit que le choix de Josué pour mener le combat contre Samaël, l’archonte, le prince céleste d’Esaü, se trouve justifié à travers le terme na‘ar qui le désigne par ailleurs, autrement dit par l’usage de l’intertextualité.
Josué est présenté comme ayant atteint l’adhésion, la devequt, à un degré élevé du monde d’en haut.
De quel degré s’agit-il ?
Ce degré ne saurait être celui de la Shekhina, de la dernière sefira, à laquelle se trouvait uni son maître Moïse, mais un degré plus bas dans la hiérarchie céleste : celui de Metatron, précisément désigné aussi par le terme na‘ar, à savoir l’ange Metatron qui se trouve au sommet de la hiérarchie angélique.
Il faut souligner que na‘ar pour Metatron a également le sens de serviteur, il est le servant du Temple céleste, d’après Nombres Rabba 12, 12.
Le fondement de cette identification repose sur ce passage du Talmud :
« Rabbi Samuel ben Nahmani a enseigné au nom de Rabbi Jonathan : « J’étais jeune (na‘ar) et à présent, je suis vieux » (Psaumes 37, 25) : ce verset a été énoncé par le Prince du monde ! »Yevamot 16b.
Citons également à ce propos un passage de la littérature des Heykhalot (Les Heykhalot, littérature des Palais divins, rassemblent un ensemble d’écrits dont les plus ancien…):
« La main du Saint béni soit-Il repose sur la tête du jeune homme dont le nom est Metatron. » P. Schäfer, Synopsis zur Heykhalot Litteratur, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1981, N.8128 § 384 p. 162.
Le Zohar poursuit :
C’est ce qu’a enseigné R. Yehudah : Qu’est-il écrit ? « Tes yeux verront Jérusalem, séjour tranquille, tente qui ne sera plus transportée, dont les pieux ne seront jamais enlevés et dont les cordages ne seront pas détachés » (Isaïe 33, 20).
« Jérusalem » : il s’agit de la Jérusalem d’en haut qui est nommée « tente non transportée » que tu ne trouves pas davantage transportée en exil.
C’est cela le mystère de « Josué fils de Nun, le jeune homme ne quittait pas la tente » (Exode 33, 11), « jeune homme » évidemment. Il s’agit de la tente dénommée « tente non transportée » ; pour t’enseigner que, chaque jour, il se sustentait de la Shekhina : de même que ce « jeune homme » d’en haut « ne quittait pas l’intérieur de la tente », de même le jeune homme d’en bas ne quittait pas l’intérieur de la tente et se sustentait d’elle sans interruption. Zohar II, 65b-66a
Le Zohar place ici l’accent sur la sefira Malkhut à laquelle se rapportent aussi bien le surnom « Jérusalem » que celui de « tente » et de « Shekhina ».
Le verset d’Isaïe sert d’appui scripturaire pour l’identification entre « Jérusalem » et la « tente ». Metatron en haut comme Josué en bas sont sustentés par Malkhut, même si Josué ne l’est que par la médiation de Metatron.
En raison de ceci, lorsque Moïse vit Samaël qui descendait pour aider Amaleq, il dit : Ce jeune homme se dressera contre lui, le dominera et le vaincra. Immédiatement, « Moïse dit à Josué : Choisis-nous des hommes ». C’est à toi de mener le combat en bas et moi je serai zélé pour le combat d’en haut. « Choisis-nous des hommes », des justes fils de justes qui soient aptes à aller avec toi. Zohar II, 66a.
En ce qui concerne le choix des combattants, la Mekhilta, midrash exégétique sur l’Exode, évoque une discussion entre R. Josué et R. Eliezer.
Pour le premier, « hommes » doit s’entendre des hommes vaillants alors que, pour le second, il s’agit d’hommes qui craignent le péché. Les Pirqe de Rabbi Eliezer retiennent les deux lectures. On ne s’étonnera pas que le Zohar opte pour le second avis en parlant de « justes fils de justes ». Pirqe de Rabbi Eliezer, ch. XLIV, Varsovie, 1852, 104 b. Les Pirqe de Rabbi Eliezer sont une narrat (…)
R. Shimon enseigne : Au moment où est sorti le jeune Josué, il a éveillé le jeune homme d’en haut et l’a paré de beaucoup de parures, de beaucoup d’armes qu’avait préparées sa mère pour cette guerre pour assouvir la vengeance de l’alliance. C’est ce qui est écrit : « Je ferai venir sur vous l’épée chargée de venger l’alliance » (Lévitique 26, 25).
C’est le mystère de ce qui est écrit : « Et Josué vainquit Amaleq et son peuple, au tranchant de l’épée » (Exode 17,13) ; « au tranchant de l’épée » certes, et non pas au moyen de javelots et d’autres armes, mais seulement par l’épée évidemment, c’est ce qui a été lu : « l’épée chargée de venger l’alliance ». Zohar II, 66a
Le motif de l’éveil d’en haut provoqué par l’éveil d’en bas réapparaît ici.
Pour combattre Amaleq, Josué a provoqué l’intervention de Metatron, lequel a reçu de sa mère, entendons de la Shekhina, les ressources pour vaincre Amaleq.
Josué s’est ceint de l’épée, c’est-à-dire de l’influx de Malkhut, l’épée de l’alliance, pour tirer vengeance d’Amaleq qui a précisément remis en question la validité de l’alliance.
Les trois colonnes du monde
« Aaron et Hur soutenaient ses mains, l’un d’un côté, l’autre de l’autre ; et ses mains restèrent fermes jusqu’au coucher du soleil » (Exode 17, 12).
Est-ce parce que Aaron et Hur les soutenaient que ses mains restaient fermes ?
Mais tout ce que faisait Moïse était fait avec sagesse. Aaron et Hur, celui-ci de son côté qui est la droite, celui-là de son côté qui est la gauche ; et les mains de Moïse au milieu. C’est pourquoi, « yadav emuna » ; Aaron, de manière à éveiller son côté, Hur afin d’éveiller le sien. Et ils étaient attachés à ses doigts d’ici et de là pour susciter le concours d’en haut.
Zohar II, 66a
Dans ce passage, le Zohar place en exergue un motif important de la kabbale théosophique.
Certes Aaron et Hur soutenaient les mains de Moïse ; mais au-delà du geste physique, la situation des trois protagonistes de l’action théurgique fait référence aux trois colonnes du système sefirotique : Hesed, Din, Rahamim.
À celle de la droite (Hesed) correspond Aaron, celle de la gauche est en rapport avec Hur (Din), celle du milieu convient avec Moïse (Rahamim).
Ce n’est que lorsque la droite et la gauche s’unissent à la colonne du milieu, qu’Israël obtient le concours d’en haut dans sa lutte contre Amaleq.
« Et lorsque Moïse élevait sa main, Israël était le plus fort » (Exode 17, 11).
« Lorsqu’il élevait », il faisait prédominer la droite sur la gauche, alors Israël l’emportait, l’Israël d’en haut. « Et lorsqu’il baissait sa main, Amaleq était le plus fort » (Ibid.).
Lorsque l’Israël d’en bas, le peuple se relâchait dans sa prière, les mains de Moïse ne pouvaient se maintenir relevées et Amaleq l’emportait. De là, nous apprenons que quoique le prêtre étende ses doigts pour se rendre apte en tout, il est cependant nécessaire que les Israélites soient présents avec lui dans sa prière.
Zohar II, 66a
Le Zohar continue à parler de l’interaction entre l’en bas l’en haut.
L’Israël d’en haut, Tif’eret, l’emporte sur Samaël lorsque l’Israël d’en bas est en mesure de mener à bien son action théurgique.
Pour cela, leur intention doit être de faire prédominer la droite sur la gauche, l’attribut de grâce sur l’attribut de rigueur. Un autre motif apparaît encore ici, celui de la réciprocité entre le dirigeant et le peuple. Les mains de Moïse ne pouvaient se maintenir relevées qu’à la condition que l’ensemble du peuple se joigne à lui dans la prière ; lorsque leur volonté pliait, c’est Amaleq qui l’emportait.
C’est de là aussi que l’on apprend, d’après le Zohar, qu’il ne suffit pas que le prêtre étende ses mains lors du sacrifice pour se rendre apte en tout, autrement dit pour unifier les sefirot, encore faut-il, pour que son acte soit efficace, que les assistants y participent par leur prière.
Pour ces thèmes, le Zohar s’est probablement inspiré des Pirqe de Rabbi Eliezer qui décrivent la façon dont le peuple imitait chaque geste de Moïse, ainsi que le note déjà Nahmanide dans son commentaire sur Exode. Concernant le rapprochement opéré entre Moïse et la liturgie sacerdotale, on peut également lire dans le commentaire de Nahmanide sur Exode 17, 12 :
Et selon la voie de vérité, il a élevé ses dix doigts en allusion aux dix sefirot en vue d’adhérer à Emuna (Foi) qui combat pour Israël, et ici a été expliqué le sujet de l’élévation des paumes de la main lors de la bénédiction sacerdotale et son sens ésotérique.
La « voie de la vérité » est un des termes qui désigne la kabbale.
Celle-ci explique le rituel de l’élévation des dix doigts au-dessus de la tête du prêtre lors de la bénédiction sacerdotale en Nombres 7, 24-27 comme un geste visant à unifier les dix sefirot afin que la bénédiction descende sur Malkhut, désignée ici comme Emuna.
Nahmanide lui-même a puisé son explication au Sefer ha-Bahir qui s’exprime dans les termes suivants :
Lorsque Moïse avait élevé ses mains et dirigé doucement l’intention de son cœur vers cette mesure qui s’appelle Israël et qui renferme la Torah de vérité, les dix doigts de la main y font allusion. C’est lui qui doit faire subsister les dix. Et s’il n’aidait pas Israël chaque jour, les Dix Paroles ne pourraient subsister. Sefer ha-Bahir § 94
Le devoir de mémoire
« Ecris cela comme mémorial » (Exode 17, 14), « cela » précisément.
« Et dis aux oreilles de Josué » (Ibid.), car il devra exterminer d’autres rois.
Il est écrit : « Car, effacer j’effacerai », « effacer » en haut, « j’effacerai » en bas. « le souvenir » en haut et en bas.
R. Isaac enseigne : Il est écrit « Effacer, j’effacerai » (Exode 17, 14) et il est écrit : « Tu effaceras le souvenir d’Amaleq » (Deutéronome 25, 19).
Seulement, le Saint béni soit-Il dit : Vous effacerez son souvenir en bas et moi j’effacerai sa mémoire en haut. Zohar II, 66a
Le Zohar, à propos du devoir de mémoire, enseigne d’abord que le mémorial doit porter sur Zot (« cela »), c’est-à-dire sur Malkhut, par le concours de laquelle Josué a vaincu Amaleq.
Puis revient le motif de l’en haut et l’en bas : la lutte, y compris celle contre l’oubli, s’opère toujours sur un double front.
Le motif de l’autel
« Moïse bâtit un autel et le dénomma ‘YHWH est mon miracle’ » (Exode 17, 15). Il édifia un autel vis-à-vis de l’autel d’en haut.
Moïse l’a dénommé « YHWH m’a éprouvé ».
Pourquoi « YHWH m’a éprouvé » ? Il a tiré vengeance de cette marque sainte d’Israël. C’est à partir de ce moment qu’elle est dénommée « l’épée chargée de venger l’alliance » (Lévitique 26, 25).
R. Yosi enseigne : « Moïse bâtit un autel », un autel pour obtenir l’expiation. « Il lui donna son nom », le nom de qui ?
R. Hiyya enseigne : Le nom de cet autel, nissi, c’est comme we-sham nissahu, « c’est là qu’il les mit à l’épreuve » (Exode 15, 25) et c’est un même thème, en raison de ce qu’Israël a tiré vengeance. Le signe de cette alliance a été dévoilé, la marque sainte.
D’ici nous apprenons que lorsque l’enfant de quelqu’un est circoncis, ce fils est dénommé « autel » pour obtenir expiation pour lui, et quel est son nom ? Nissi.
De la même façon, Jacob a construit un autel, comme il est écrit : « Il érigea là un autel qu’il appela El, Dieu d’Israël » (Genèse 33, 20). Qui a-t-il nommé ? Ce lieu qui est appelé « autel » ; et quel est son nom ? « El, Dieu d’Israël ». Zohar II, 66a- 66b
L’autel édifié par Moïse correspond à l’autel d’en haut, à la sefira Malkhut.
Le terme nissi est entendu au double sens de « mon miracle » et « mon épreuve ».
La première signification ressortit de ce que Malkhut a tiré vengeance des Amalécites qui ont profané le signe de l’alliance. C’est à partir de ce moment que Malkhut est dénommée « l’épée chargée de venger l’alliance ».
Le second convient avec le fait que les enfants d’Israël ont mis Dieu à l’épreuve et que l’autel a une valeur d’expiation. Et d’ajouter que l’enfant qui est circoncis est lui-même dénommé « autel » car la circoncision obtient l’expiation comme l’autel.
La fin de notre passage met en parallèle l’autel édifié ici par Moïse et celui édifié par Jacob après sa rencontre avec Esaü, l’ancêtre d’Amaleq.
Dans les deux textes figure « Il a nommé » sans que l’on sache clairement quel en est le sujet.
Le Zohar conclut à partir de cette analogie que Jacob a désigné l’autel, autrement dit Malkhut, qu’il a édifié « El, Dieu d’Israël ».
Le parallèle est déjà présent dans les commentaires de Rashi et Nahmanide sur Genèse 33, 20. Les commentaires des cabbalistes sur ce verset abondent, à partir de l’énoncé du Talmud (Megilla 18a). Il en est ainsi dans le Otsar ha-kavod de Todros Aboulafia : Varsovie, 1879 (rééd. Jérusalem, 1970), 20d. :
R. Aha au nom de R. Eliezer : D’où sait-on que le Saint béni soit-Il a nommé Jacob El ?
C’est parce qu’il est écrit « Il a établi là un autel, il l’a dénommé El Dieu d’Israël ».
Et, dans Genèse Rabba (79, 10), ils ont ajouté pour expliquer le secret : Le Saint béni soit-Il dit : Je suis Dieu parmi les êtres supérieurs et toi tu es dieu parmi les êtres inférieurs.
Et ceci est un secret profond auquel il n’a été fait qu’une allusion subtile dans les paroles de ceux qui nous ont précédés. Et il est lié aux domaines du char d’en haut et du char d’en bas qu’Ézéchiel a vu.
L’examen de ces quelques passages du Zohar sur la péricope d’Amaleq nous permet de discerner plusieurs cas de figures :
Dans certains cas le Zohar ne fait que rapporter des motifs du midrash classique.
II arrive que le Zohar reprenne une problématique du midrash en la déplaçant sur le plan théosophique.
Mais maintes fois, le Zohar présente des exégèses novatrices relatives à l’interprétation ésotérique et théosophique des versets bibliques.
Il est probable que le succès grandissant que le Zohar a connu dans sa réception et sa diffusion par rapport à d’autres écrits cabbalistiques se trouve précisément lié à la manière dont il a su se placer dans le sillage de l’ancien midrash en l’enrichissant et en le sublimant par les contenus théosophiques et théurgiques dont il devenait désormais le véhicule.
Notes
1 Kitve Ramban, éd. J. Chavel, Jérusalem 1991, Haqdama p. 6.
2 Ibid., p. 3.
3 Exode Rabba 26, 2.
4 Cf. Gershom Scholem, Lettre de Meïr de Narbonne publiée dans le Sefer Bialik, Tel-Aviv, 1936, pp. 147-149 ainsi que G. Scholem, Les Origines de la Kabbale, Paris, Aubier-Montaigne, 1966, p. 421-423 et p. 433, note 97.
5 Mekhilta, ch. XVII.
6 Pesiqta de Rav Kahana (éd. Buber), 27 b.
7 Exode Rabba, 26, 3.
8 Yevamot 16b.
9 Les Heykhalot, littérature des Palais divins, rassemblent un ensemble d’écrits dont les plus anciens remontent au IIIe ou au IVe siècle et qui traitent de la Merkava ou du récit de la création.
10 P. Schäfer, Synopsis zur Heykhalot Litteratur, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1981, N.8128 § 384 p. 162.
11 Pirqe de Rabbi Eliezer, ch. XLIV, Varsovie, 1852, 104 b. Les Pirqe de Rabbi Eliezer sont une narration aggadique rédigée probablement en terre d’Israël durant la première moitié du VIIIe siècle.
12 Varsovie, 1879 (rééd. Jérusalem, 1970), 20d.
Référence papier
Roland Goetschel, « Du midrash au Zohar », Yod, 15 | 2010, 43-56.
Référence électronique
Roland Goetschel, « Du midrash au Zohar », Yod [En ligne], 15 | 2010, mis en ligne le 07 octobre 2011, consulté le 18 avril 2017. URL : http://yod.revues.org/670 ; DOI : 10.4000/yod.670
Auteur
Roland Goetschel
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